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Le Moi est le grand anarchiste. Mais, quand il est vraiment grand, le Moi est un anarchiste pénitent. La tyrannie des atomes a je ne sais quoi de plus affreux que celle du plus affreux despote. Car, enfin, Nabis lui-même dort quelquefois, et le Sultan peut se démentir.

L’ordre nécessaire et sans nom est un cercle parfait de désespoir ; là, l’intelligence est une machine montée pour l’éternité, qui dévore la chair humaine. Car plus la chair importe, et moins elle a d’importance. La mécanique universelle ne distingue point entre les atomes charnels et les autres. Un monde livré au hasard aurait moins d’horreur ; où le hasard règne, après tout, on peut gagner sa mise, et c’est la loi du hasard qu’on ne perde pas à tout coup.

Effrayante solidité d’un monde, où tout est fatal et mécanique : il n’y a plus place à la moindre espérance. L’intelligence comprend la nécessité de l’univers, atome machinal dans l’immense machine. Elle jouit amèrement de le comprendre ; elle l’accepte, dit-on ? Elle ne peut pas faire autrement. Ici, penser, c’est en vérité peser son néant.

Qui rejette toutes les lois, s’il n’est pas un enfant qui s’arrête en chemin, en attend une des mains divines ; et, s’il n’est pas de Dieu pour lui faire ce présent, l’anarchiste qui pense est forcé de s’en faire un de la mécanique. La fatalité est absolue. Les lois de la Cité ne sont pas moins fatales que celles du monde. L’enfant ne détruit rien que l’homme ne doive reconstruire. Ce qu’on a jeté bas, pour être libre, l’univers l’impose à qui se croit libre. Rien ne s’est fait par hasard, ni par la volonté d’un seul, ni par la fantaisie d’un autre. Les conditions de la vie humaine étant ce qu’elles sont, ôtés tous les effets, ils se reproduiraient tous, à la suite fatale des mêmes causes. Il n’est pas de théologie si rigide qui ne soit bien plus souple que les lois de la mécanique, car la mécanique n’a rien d’humain.

Ainsi, et quoi qu’on fasse, l’anarchie a un ordre pour limite, si l’anarchie n’est pas seulement le jeu d’un enfant pris de rage contre son jouet, et contre lui-même. Qu’elle est donc loin, la liberté, cette cime heureuse où l’on se vantait d’atteindre ! Elle est absurde : ce qui sans doute, pour la pensée, est le dernier terme de l’éloignement.


L’anarchie du sens propre. — Il faut regarder le Moi comme