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Tyrannie des atomes. — Il faut l’avouer : plus qu’une autre, une pensée très pure est destructrice. Nul ne fait plus la guerre à la morale que l’homme le plus moral, quand il ne guerroie pas pour elle, ni une guerre plus dangereuse, parce qu’il sait le fort et le faible de sa victime, et, qu’en armant la sienne contre elle, il lui retire une force irréparable. Un tel homme peut faire le bien sans y croire. Mais, pour être fait par l’immense foule des hommes, le bien doit être cru. C’est une folie naïve à l’homme le plus libre de se flatter que sa liberté n’a point de danger pour la multitude. Je pense, contrairement à l’opinion des philosophes, que la vérité morale est l’objet le moins évident du monde, et le moins également réparti. La conscience la plus pure, fondée sur le sens propre, peut n’avoir aucune force pour convaincre les autres, et les fournir d’exemples. Or, la plupart des hommes ne vit que d’exemples, et ne se gouverne que d’exemples. La foule imite, comme elle grouille ; il serait dommage qu’elle inventât. L’invention de la plus pure conscience peut tourner à une habitude de crimes, dans la foule qui imite. Les hommes sont comme les montres, qui se règlent sur le soleil ; mais le soleil n’est point du tout libre de changer ses voies, et de passer ou ne passer pas au méridien, selon qu’il le juge bon ou mauvais, et plus ou moins juste. Et déjà les bonnes montres sont rares, et il est difficile de les empêcher de varier. En matière de morale, l’autorité n’est pas de droit, elle est de fait. Qui regrette l’autorité est responsable du dénûment où il reste. La pureté de conscience n’est pas plus le partage de tous les hommes que les autres dons du cœur et de l’esprit. Tant vaut l’homme, tant vaut le sens propre ; et il est naturel que, le plus souvent, il ne vaille rien. Il faut laisser aux charlatans le soin de flagorner la nature humaine, et de la fournir en pilules propres à guérir tous les maux. Mais l’on sait bien que le mal est incurable, comme la mort. Il n’y a qu’une égalité entre tous les hommes ou presque tous : ils ont une inclination à peu près égale à obéir et à se laisser convaincre par ils ne savent quoi qui vaut mieux qu’eux, et qu’ils ont hérité de leurs pères. S’ils se mêlent de savoir quoi, non seulement ils n’obéissent plus ; ils perdent la faculté d’obéir, unique égalité qui leur soit réellement promise. Ibsen fait très bien, après tout, de croire selon lui ; mais la Norvège fera très mal de croire selon Ibsen. Et Ibsen lui-même l’a compris.