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c’est la bouche de Tolstoï qui, de toutes les bouches, ressemble le moins à la bouche d’Ibsen. Il dresse le menton, avec la grande barbe blanche qui pousse en long comme une fougère sur un talus ; et les lèvres sont entr’ouvertes, d’une incomparable éloquence, d’une tendresse inconnue dans la souffrance, d’un appel miraculeux comme celui de la vérité en personne, à toute erreur et à toute misère. Et voici la bouche d’Ibsen, fermée avec résolution sur les secrets qu’elle ne veut pas dire : il n’y a point de tristesse sur ces lèvres, parce qu’une volonté puissante y respire : gare à l’arrêt qu’elles prononceront, celui du médecin qui ouvre les corps, qui tue pour guérir, qui prend la vie aux cheveux et la scalpe. À Tolstoï la figure du prophète, du patriarche, jusque sur le lit de douleur ; c’est un prophète d’une espèce moins secourable que je reconnais dans Ibsen : il sait, mais il n’aime pas ; et la science, en effet, est la prophétie des lieux où le soleil de la vie se couche.


iv. — que le moi ne peut tenir la gageure idéaliste

Le climat et la douceur de vivre font les sceptiques. Je n’en vois de vrais qu’au Midi. Le dur ennui pèse sur l’âme du Nord, quand elle doute ou qu’elle nie. Il n’est point de parfait sceptique : la sensation ne doute pas ; sentir, sur le moment, c’est croire. On ne doute qu’ensuite : l’heureux railleur du Midi ne souffre point de la contradiction ; car, tandis qu’il sent, il jouit. Le Nord, soufflant contre l’enclume, le lourd marteau au poing, se forge des rêves. Il donne moins aux sensations qu’à l’esprit. Il ne sort d’une prison que pour entrer dans une autre. Il lui faut ajouter foi aux raisons qu’il invente. L’esprit n’est tout libre que s’il entreprend contre la vie. Une telle entreprise ne peut pas se poursuivre longtemps ; on s’y met et on la quitte, pour y revenir et la laisser encore. Dans sa pleine liberté, l’esprit est pareil à cet insecte stupide qui passe la moitié de son existence à filer un cocon, et l’autre moitié à le détruire.

Dirai-je que le sérieux donne une force mortelle aux poisons de l’esprit ? Il les porte à ce titre où ils sont foudroyans. Il vaudrait mieux que les esprits libres, et avides de l’être sans limites, prissent parti contre la morale : ils sont bien plus pervers par le bien qu’ils veulent faire que par le mal qu’ils font. Les esprits libres, qui préfèrent à tout le plaisir de s’exercer, machines à