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qui ne fassent encore à l’homme des promesses admirables, s’il garde intacte la foi à sa propre vertu, et l’espoir d’y faire parvenir le monde par les voies de la pureté morale. La conscience d’être pur est à l’âme ce qu’une source d’eau, ouverte au flanc d’un glacier, est au voyageur épuisé de soif et de fatigue, par un midi d’été, au cours d’une ascension dans les Alpes. La pureté morale fait l’âme vigoureuse et libre ; elle appelle son désir « un bain purifiant. » L’homme alors ne doute pas de lui-même. Bien loin d’être incurable en secret, il porte le remède aux autres ; s’il se plaint, c’est de ne pouvoir faire tout le bien qu’il voulait ; au total, telle est son espérance, qu’il lui faut seulement être libre d’agir pour être sûr d’abonder en actions parfaites. Il se sent une vigueur irrésistible ; il se trouve le plus près de son Dieu et de soi-même. La pureté morale suffit à tout. Il n’est bonheur qu’elle ne supplée. Ibsen en exil, tournant le dos à sa patrie, ne compte plus sur la victoire, et consent à s’en passer. De cœur altier comme il est, et d’âme impérieuse, il sait bien qu’il lui faut dire adieu à la fortune : peu importe. Que son cœur se pétrifie, au besoin ; désormais, il est homme à se tirer d’affaire ; il a fini sa vie de plaine, il s’est établi sur les hauteurs, « en liberté et devant Dieu[1]. » Il se croit sorti des passions et de leur guerre cruelle. Comme on doit s’y attendre avec les âmes pures, qui ne sont point saintes, l’orgueil est une forte puissance. La pureté morale fait ainsi une chaude matrice à l’amour-propre. Elle juge de bien haut tous ceux qui lui semblent moins dignes. Les purs, qui croient ne devoir qu’à soi toute leur pureté, n’ont aucune charité. Ils peuvent être durs, ils sont sans remords. Ils jouissent curieusement de mépriser les autres. « En bas, les autres, et à tâtons, » dit Ibsen. Et même, s’il est trop haut pour eux, si tous les liens sont rompus entre lui et les autres, peut-être en souffre-t-il moins qu’en secret il ne s’en vante.

L’âme d’Ibsen a presque toujours été d’une pureté glaciale. Il est unique par-là entre tous les poètes ; car il n’ignore pas les passions : tant s’en faut, qu’il va bien au fond.

  1. Cf. Sur les Hauteurs, poème d’Ibsen, traduit par G. Bigault de Casanova.