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dérobent la victoire : telle est la sentence d’un grand vaincu, qui aurait pu vaincre.

Un tel homme est presque toujours seul. Là-haut, dans sa chambre, il va et vient comme un loup malade. Et, quand il sort, s’il lui arrive de se mêler à la foule, il ne rencontre que les symboles du deuil, de la défaite et de la mort. Même si elle connaît le succès, on étouffe dans cette vie. On ne peut plaindre celui qui ne veut pas être plaint ; peut-être on l’envie. Mais lui, qui ose tout d’abord, n’a pas l’âme si dure qu’il ne souffre ; car la passion du pouvoir trompe toujours : qui, aimant la puissance, sera rassasié de puissance ? On a, près de soi, pour compagne de lit, la seule force toute-puissante, la garde-malade voilée qui veille même les mieux portans : la mort. Voilà pourquoi cet homme n’aime pas la campagne. La ville emporte tout dans une rumeur de mouvement. À la campagne, on ne s’abuse plus guère : à cause de ce terrible silence. On y entend marcher le temps. On y écoute tomber ses pensées ; et c’est entre les mains de la mort que coule tout ce sable. Cinquante ans, cinquante minutes au sablier.

Ibsen n’est pas aimé. On l’admire. Il ne sera jamais cher qu’aux puissans qui sont tristes ; et à ceux qui voient le monde dans la lumière étrange du crépuscule, sans être sûrs de ne pas faire un songe à la fois trop frêle et trop solide, terrible et bouffon, odieux et pitoyable.

Avant d’en venir là, Ibsen a eu tant de confiance et d’orgueil qu’ils suffisaient à beaucoup de bonheur encore. L’homme de foi n’est jamais tout à fait mort en lui. Il s’est reconnu pessimiste en ce qu’il ne croit pas à la durée éternelle d’un idéal quel qu’il soit ; mais optimiste en ce qu’il croit possible de faire succéder un idéal à un autre, en s’élevant même de ce qui est moins parfait à ce qui l’est le plus. Jusqu’en ses derniers temps, Ibsen n’a jamais été sans un idéal ou deux, ou même trois[1]. C’est plus tard qu’il a vu qu’on ne les trouve pas si aisément ; et qu’ayant perdu cette lumière, il n’y a plus qu’à s’en aller dans la nuit noire.

Il n’y a point de pensée si amère, ni de vie si désenchantée

  1. Ibsen aime même beaucoup ce mot si vague et si froid. C’est un trait de sa génération. Les hommes qui ont eu de 20 à 35 ans en 1848 ont fait un terrible abus de « l’idéal. » Mais on n’a pas souvent mieux à se mettre sous la dent. Et les hommes de cette époque avaient l’âme généreuse.