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Depuis près de trente ans, il n’avait pas cessé d’errer, vivant en Italie et en Allemagne, tantôt à Ischia, tantôt à Munich, et le plus souvent à Rome. Il quitta Rome, comme les Italiens y entrèrent. « On vient de nous enlever Rome, à nous autres hommes, écrivait-il, pour la livrer aux faiseurs de politique. Où aller maintenant ? Rome était le seul lieu où vivre en Europe, le seul où l’on eût la vraie liberté, qui échappât à la tyrannie des libertés publiques[1]. » Quand la troupe de Meiningen eut commencé de le rendre célèbre, il fut loué dans son pays ; il y fit d’abord quelques courtes visites ; puis, l’Europe ne lui parut plus valoir beaucoup mieux que la Norvège. Il y rentra donc, en 1891, pour ne plus la quitter. Il allait avoir soixante-cinq ans. Il faut bien mourir quelque part. Et s’y prendre un peu à l’avance. Ainsi l’on prend ses quartiers d’angoisse.


Secrets de la puissance. — Ibsen paraît avoir passé cinquante ans de sa vie à nourrir la force de son grand âge. Il n’y a peut-être pas un autre poète qui n’ait vu tout son génie que dans la vieillesse. Coup sur coup, Ibsen sexagénaire a donné ses chefs-d’œuvre : d’abord, un drame chaque année ; puis, tous les deux ans. Ce fut sa règle pendant vingt années. Sans doute, il avait autrefois conçu et à demi créé ce qu’il mettait alors au monde. Quoi qu’il en soit, on aime à se faire d’Ibsen l’idée d’un vieil homme puissant. Du reste, quel homme vraiment grand n’est pas plus beau dans son âge mûr, et la vieillesse ? — On dirait même qu’il y est plus robuste, et que l’âme n’a toute sa force qu’après cinquante ans.

J’imagine le véritable Ibsen, l’homme secret, celui qui cache son cœur, sous les traits les plus violens et les plus rares, comme le Vieux de la Montagne aux Idées. Lui aussi, il a sa troupe de disciples, qu’il enivre de doctrine, et qu’il envoie méfaire ailleurs et, Dieu soit loué, s’y faire pendre.

Si l’on regarde au fond de ce solitaire, sous une triple cuirasse de froideur indulgente, d’ordre poussé jusqu’aux minuties, et de politesse, il y a, d’abord, l’amour ardent de la vie, et l’instinct de la domination. Ces deux passions s’assemblent, comme le tenon et la mortaise. Un appétit insatiable de la vérité tantôt

  1. Lettre à M. G. Brandès.