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moment où elle tourne en hostilité. Tel est l’aveuglement de celui qui compte sur son intelligence, et qui lui prête une action décisive sur la vie des autres. Sans cesse, l’esprit d’un homme fonde une immense espérance sur le cœur des autres hommes ; mais sans leur donner du sien. Les hommes, comme les chiens et les enfans, ont l’instinct de ceux qui les aiment. Il est bien vrai qu’une grande pensée ne juge pas nécessaire de mieux faire pour le genre humain que pour elle-même. L’intelligence seule repousse avec dédain l’idée du sacrifice : or, la plupart des vivans n’attend rien de l’homme supérieur, qu’une immolation ou des services.

Ibsen avait offert trois ou quatre pièces de théâtre à son public : les unes n’eurent pas de succès ; les autres firent scandale. Il avait beau se défendre : il vit qu’il lui fallait demeurer obscur, ou perdre ses forces dans un combat misérable contre les sots, et une nuée d’absurdes ennemis. Comment se résigner à une telle lutte, quand on ne voudrait même pas de la victoire à un tel prix ? — Que faire, d’ailleurs, contre tout un peuple injuste, quand on ne veut pas être le bateleur de ses pensées, ni servir la parade de son propre génie ? Valent-ils donc la peine qu’on cesse d’être libre ? Ils haïssent jusqu’à la beauté, jusqu’à la liberté que l’on rêve pour eux. Bien pis, ils ne sont pas en état de les comprendre. A quoi bon tant d’efforts inutiles ? Ne meurt-on pas de faim aussi aisément partout ? — Le plus intelligent des poètes devait en être le plus amer et le plus dur. A près de quarante ans, il s’est vu aussi pauvre, aussi seul et sans joie dans toute sa richesse pensante que, trente années plus tôt, l’avait été son père, le soir de sa ruine. Il a fait comme Dante et le prophète : il est sorti de la ville ; il a pris la route de l’exil, secouant la poussière de ses sandales sur son peuple, et, d’abord, sur ses amis.

Il a connu la faim, le mépris des plus forts et du public. Comme il a beaucoup aimé la victoire, et le rêve de la puissance, il a beaucoup souffert de la défaite, et il en a ressenti l’outrage. Il y a pris une haute idée de son génie, ayant mesuré à quoi le génie condamne. Quand il s’exile, il ne laisse dans son pays que l’amertume d’une vie détruite[1].

  1. Ibsen n’a pas quitté la Norvège avant 1864. Il est à Rome en 1866 ; à Ischia en 1867. Il vit quatre ans en Italie, et la plupart du temps à Rome même. On l’y retrouve plusieurs fois de 1870 à 1880 ; il s’est arrêté aussi à Naples et à Sorrente. De 50 à 60 ans, il a surtout vécu à Dresde et à Munich. Il doit ses premières victoires aux théâtres allemands.