Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 16.djvu/862

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tous les esprits ensemble. La vie a des pensées que la pensée n’a pas. Les idées du grand poète tendent de plus en plus à prendre la qualité d’êtres vivans. Le symbole est une idée qui a reçu le souffle divin ; elle est rachetée de sa condition inférieure ; elle a fait le grand pas ; elle a pris l’être. C’est dans Ibsen que je dis ; car, dans les poètes sans force, il est constant que c’est tout le contraire. Ils humilient la vie jusqu’à la mort ; ils ravalent un être vivant à une idée générale : comme si un mot valait jamais un homme.

Entre tous les poètes, Ibsen est le seul Rêveur, depuis Shakspeare. Tous les poètes tragiques sont réalistes, sous peine de n’être pas. La scène française est unique par la continuité : c’est que tous les bons auteurs y ont été les peintres fidèles des mœurs et de la vie. Le théâtre de la France est l’école sans fin de la morale, de la politique, le miroir des lois et des coutumes, une imitation qui n’a pas sa pareille des sentimens communs à tout un peuple, des plus bas aux plus héroïques. Un admirable génie s’y applique à la connaissance de l’homme moyen. La France est la moyenne humaine entre toutes les races, tous les âges, toutes les nations. Une éloquence partout répandue, comme l’esprit même, dont elle est la forme publique ; une exquise finesse ; une vue des caractères qu’on ne trompe pas, sagace et sans détours ; une doctrine large, sans roideur, sociable comme la vie en commun est forcée de l’être ; un divorce éternel entre les objets du cœur et les objets de l’esprit, qui est proprement la méthode universelle de toute science ; un goût décidé du bonheur et de la juste raison, un penchant à les confondre, le parti pris d’y croire et d’y convier tous les hommes ; une expérience des mœurs et des passions qui rend indulgent à toutes ; une verve d’ironie ou d’honneur, selon qu’on se moque des hommes ou qu’on y a une foi inébranlable : voilà ce qu’on trouve sur la scène française, comme partout en France. L’intelligence et la raison y règnent absolument, et la fleur de l’esprit les tempère. Quand elles font défaut à un auteur, il ne lui reste guère rien. Si les autres peuples n’ont point de théâtre, c’est faute du génie réaliste ; mais pourquoi, sinon que le commun de la vie y a trop peu de charme ? Où sont l’éloquence et l’esprit, ces deux mamelles du dialogue ? Chacun dort chez soi, ou boit, ou dispute, ou prie. Pour tout dire d’un mot, l’art ne commence là-bas qu’avec la poésie. On ne verra point un théâtre illustre dans la