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couleur des crépuscules. Sur le bord de la mer, au soleil couchant, l’homme qui regarde ses mains les élève et doute d’être soi ; mais, dans l’orage et le brouillard, le marin doit se résoudre, agir sur-le-champ, décider pour tout l’équipage et faire route. Même s’ils ne savent pas où ils vont, les marins calculent où ils sont avec une attention patiente : de nature, ils ont les meilleurs yeux du monde ; et le métier rend leur vue plus perçante. Un peuple de pêcheurs, de matelots et de petits fermiers, qui dépendent de quelques gros marchands. En Norvège, point de noblesse : un petit nombre de parens riches, et une foule de cousins en médiocrité. De la brusquerie ; peu de tendresse. De gros os et des muscles à toute épreuve, métal de gabier qui n’a pas de paille ; beaucoup de froideur et d’obstination ; de la constance ; des cœurs fidèles, enfin les vertus de la solidité, mais rien de puissant ni de chaud, qui jaillisse de l’âme. Hommes taciturnes le plus souvent, avec les éclats violens d’une joie brusque ; un long silence et, quand il est rompu, beaucoup de bruit. Un quant à soi qui touche à la grossièreté, et qui serait offensant pour le voisin, s’il n’en rendait pas l’offense. Les femmes n’en sont pas exemptes ; de là, cet air de raideur et de tourner le dos aux gens, qu’elles ont volontiers. Comme tout le monde sait lire et signer son nom au bas des comptes qu’il sait dresser, un caractère de ce peuple est un certain air de savant qui n’ignore pas, par exemple, que la terre tourne, et qui s’imagine savoir comment. Cette sorte de triomphe dans les matières de l’école primaire donne à beaucoup de Scandinaves une assurance ingénue, une haute mine de gens à qui l’on n’en fait pas accroire ; les femmes y excellent. La suffisance de l’esprit, la plus piteuse de toutes, est la plus sans pitié. Il n’est pas croyable ce que la femme qui sait lire s’estime au prix de l’homme qui ne sait qu’épeler. Voilà où se réduit, le plus souvent, la supériorité intellectuelle. Elle est la meilleure école de l’amour-propre.

Pendant dix siècles, ce pays fut à peine moins étranger à l’Europe que la Laponie ou l’Islande. Les mœurs y furent celles des clans, jaloux les uns des autres ; nulle unité ; ni le sens de l’État, ni l’audace d’une pensée originale ; point d’art : car la Cité est le premier étage du bel ordre où l’église de l’art se fonde. Et, malgré tout, une manière de génie moral : ces villages lisaient la Bible ; l’on y était théologien, raffiné en règles de conduite, comme à Athènes ou en France on put l’être en