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et, s’il en sort, il tombe mort entre deux ombres glaciales[1]. Le pays de l’été étouffant, où les navires des nations lointaines viennent porter, en glissant au fond des fjords, toute sorte d’étranges promesses, des appels au réveil, les nouvelles d’une contrée houleuse, la chimère du soleil d’or et de la mer libre[2]. Le pays de la nuit polaire et du jour crépusculaire de minuit[3] ; la terre de la pluie, de la pluie éternelle, où l’homme est malade d’attendre la lumière, et où sa folie lui fait réclamer le soleil[4]. Le pays des golfes endormis, où la mer pénètre au cœur des montagnes, s’y frayant un chemin de ruisseau : comme une langue de chimère, comme une flamme liquide et bleue, le fjord dort entre les monts à pic, tel un long lac tortueux ; il est mystérieux et profond ; au bas des moraines énormes, ce filet de mer rêve dans le berceau du ravin, pareil à ce peu de ciel qu’on voit couler, entre les toits des maisons, dans les rues des vieilles villes. Partout la mer, ou la réclusion dans les vallées étroites, derrière les portes de la glace et les grilles de la forêt. La mer fait l’horizon de cette vie ; elle en baigne les bords ; elle en est l’espoir et le fossé ; elle en forme l’atmosphère ; et, là où elle n’est point, on en reçoit les brouillards, et on l’entend qui gronde.

C’est le pays d’Ibsen, où il veut mourir, puisqu’il y est né.

La mer est un élément capital pour la connaissance des peuples. La mer modèle les mœurs, comme elle fait les rivages. Tous les peuples marins ont du caprice, sinon de la folie, dans l’âme. Au soleil, le coup de vent les visite et balaie les nuages ; la brume, dans le Nord, prolonge le délire. Le risque de la mer et le paysage marin agissent puissamment sur les nerfs de la nation ; et par la langue, sur l’esprit. La Norvège parle une langue brève, sèche, cassante ; beaucoup moins sourde que le suédois, moins lourde et moins dure que l’allemand, il me semble ; d’un ton moyen entre l’allemand et l’anglais. Il est curieux que l’accent du breton, en Basse-Bretagne, soit assez semblable à celui du norvégien ; mais le norvégien n’a pas la cadence du breton, et ne chante pas.

L’imagination, presque partout, réfléchit les formes et la

  1. Borkmann.
  2. Dame de la mer ; Soutiens de la société.
  3. Rosmersholm.
  4. Les Revenans.