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IBSEN



I

MORALE DE L’ANARCHIE[1]



I. — le génie du nord

La Norvège, navire de fer et de granit, gréé de pluie, de forêts et de brumes, est mouillée dans le Nord entre la frégate de l’Angleterre, les quais de l’Océan glacial, et la berge infinie de l’Orient qui semble sans limites. La proue est tournée vers le Sud ; peu s’en faut que le taille-mer n’entre comme un éperon au défaut de la plaine germanique et des marais bataves. À l’avant, la Norvège est sculptée, en poulaine, de golfes et de rochers : tout l’arrière est assis, large et massif, dans la neige et les longues ténèbres. Les morsures éternelles de la vague non moins que ses caresses ont cisaillé tout le bord, en dents de scie. Entre les deux mers, la tempête d’automne affourche les ancres du bateau, et croise les câbles du vent et de la pluie. L’hiver, il fait nuit à trois heures ; dans le nord, le jour ne se lève même pas. On vit sous la lampe, dans une ombre silencieuse où les formes furtives ont le pas des fantômes. La neige est partout : elle comble les mille vallées creusées dans la puissante échine

  1. Tous les passages cités ou traduits le sont d’après les versions et les préfaces de M. le comte Prozor, et les ouvrages de MM. Ehrardt, Bernardini et Leneveu sur Ibsen et la littérature du Nord.