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barrières naturelles à l’ambition de Bonaparte, lesquelles, maintenant la France dans ses limites, s’opposeraient à son agrandissement futur, et finalement, le dernier est celui de consolider l’ordre des choses qu’on établirait, par une alliance des plus intimes, faite à perpétuité, entre la Russie et la Grande-Bretagne. » L’Europe, disait Pitt à Simon Woronzof, traverse une crise pareille à celle de la fin du XVIIe siècle, sous le règne de Louis XIV. Le sauveur de l’Europe, à cette époque, fut Guillaume d’Orange, qui « électrisa toutes les cours » et arrêta la marche de Louis XIV entraîné « par la rage des conquêtes. » Seul, l’empereur Alexandre est capable de devenir un second Guillaume d’Orange pour l’Europe. C’est à lui d’électriser la Prusse et l’Autriche, les autres nations suivront ces puissances. Il insista sur la nécessité « d’enchaîner la France, » réintégrée dans ses anciennes limites, de « l’entourer de grands et puissans États : » une Italie confédérée, avec un Piémont agrandi et une Autriche plus étendue, une Allemagne confédérée, avec l’Autriche et la Prusse, ce dernier État augmenté de « toutes les terres situées au nord de la France entre la Meuse, la Moselle et le Rhin, y compris le Luxembourg. » Novossiltsof désirait tracer d’ores et déjà un plan « de réorganisation de l’Europe après sa libération du joug de Sa Majesté Corse, » « l’anéantissement de Bonaparte » étant chose inévitable à ses yeux. Mais Pitt ajourna ; il ajourna aussi la désignation de la personne qui régnerait en France. Il put deviner qu’Alexandre préférerait un candidat de sa main, un roi, ou un président de république, par exemple un Moreau, qui ferait de la France une autre Pologne sous la tutelle russe. Novossiltsof put pressentir que Pitt inclinait vers les Bourbons, qui représentaient un principe plus stable et lui paraissaient les seuls capables d’accepter sincèrement, de subir avec dignité le retour aux anciennes limites, condition qui primait toutes les autres.

Pour calmer les scrupules d’Alexandre, que l’idée de déclarer la guerre offusquait, que la chimère des arbitrages agitait, « en son âme de couleur changeante, » selon le mot de Czartoryski, on convint que le tsar tenterait une entremise entre la France et l’Angleterre. Pitt demanda, le 18 février 1805, au Parlement, cinq millions et demi sterling de fonds secrets « pour que Sa Majesté puisse apporter un concours efficace là où elle trouvera nécessaire de le prêter… Vous savez, messieurs, que nous avons