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trouvait en humeur et en condition de l’accueillir. Il avait essayé de gouverner selon ses rêves et avec ses amis, Czartoryski, Kotchoubey, Novossiltsof, Stroganof : ils ne visaient à rien moins qu’à « réformer, disaient-ils, l’édifice informe du gouvernement de l’empire, » à « mettre fin au despotisme du gouvernement. » Le tsar promit de ne plus distribuer d’âmes, on parla de tolérance religieuse, on créa un ministère de l’Instruction publique. Il s’ensuivit, dans le vieux parti russe, une levée de boucliers de tous ceux qui profitaient des abus ou qui redoutaient les nouveautés. « Vous serez atterré en arrivant à Pétersbourg, » écrivait Rostopchine à un ami, « excepté les polissons,… on ne rencontre que des mécontens. » « L’empereur, mandait Joseph de Maistre, envoyé du roi de Sardaigne, n’a que deux idées : paix et économie… Toutes les nations ne peuvent pas supporter toutes les vertus. » Celles-là n’étaient point dans les traditions de la Russie. Donc, au bout de deux ans de règne, Alexandre devint parfaitement impopulaire. Ni l’orgueil national, ni l’avidité des grands, ni la turbulence de tous ne trouvaient leur compte à ce gouvernement de sensibles philanthropes. « Il se forme, mande un agent français, un parti autour de Constantin… Il pourrait bien encore arriver une révolution en Russie. » On colportait ce mot de Markof, ambassadeur à Paris, très anti-français, à propos de la politique étrangère de la Russie : « L’empereur a son opinion, les Russes ont la leur. » Alexandre n’avait pas seulement le goût de la popularité, il en avait la coquetterie. Il flaira le péril. Il ne renonça point à ses « belles idées ; » mais il les relégua. Ce fut, comme pour Louis XVI, son atelier de serrurerie et sa forge secrète ; ce devint surtout un instrument de prestige, un moyen de séduction sur les Français. Ajoutez sa rivalité croissante et toute personnelle avec Bonaparte.

Son ambition changea de cours ; il se guida sur d’autres étoiles. Faute de régénérer la Russie, il se fera le restaurateur de l’Europe. Le Saint-Empire s’écroule. L’empire des Gaules, dont on parle beaucoup[1], s’il sort jamais du chaos, y rentrera très vite. Le tsar de Russie a la mission de régénérer le vieux monde. A l’empire d’Occident, il opposera l’empire d’Orient ; au Charlemagne corse, l’autocrate slave. Cette politique sera aussi

  1. Le changement de la république en empire est annoncé dans les correspondances royalistes des 17 juin et 27 juillet 1803 : » L’empire de Charlemagne, » « l’empereur Napoléon. »