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granit, qui surgissent, éclatantes, d’obscurités insondables et vagues. au-delà, c’est la forêt, l’immense forêt sinistre, qu’on découvre à peine à cette heure, mais qu’on sent, qu’on devine, comme, sur un rivage, on peut, même sans le voir, deviner l’Océan. Mer immense, en effet, mer de verdure et d’ombre, peuplée de bêtes sauvages et de peuplades clairsemées, qui s’étend, au Sud, jusqu’au golfe de Siam, au Nord, presque indéfiniment, jusqu’aux confins du Laos, de la Chine et du Thibet. Que couvre-t-il de son manteau de feuillage, que défend-il par ses fauves et par ses fièvres, ce désert boisé que peu de voyageurs ont parcouru ? Ne cache-t-il pas encore, dans quelque coin perdu, des temples et des villes, des monumens sublimes, restes chancelans et grandioses de peuples disparus ?

Mais voici que là-bas, très loin au-dessous de nous, dans les cases de bambou où ils vivent, des bonzes se sont mis à prier. C’est une litanie monotone, une psalmodie indéfinie et lente qui monte incessamment vers le ciel et dont le vent chaud de la nuit nous apporte l’inlassable écho. Prière qu’on sent être une plainte poussée vers le créateur pour les misères humaines, pour les besoins, pour les douleurs, pour les maladies, pour les désespoirs, pour les deuils, pour les innombrables maux qui assaillent les hommes, en quelque pays qu’ils vivent ou qu’ils meurent. Et je songe qu’il y a mille ans, quand ces temples étincelaient de bronze et d’or, que ces parvis étaient gardés par des guerriers et des prêtres sans nombre, des voix analogues proféraient sans doute, dans la nuit, les mêmes prières et les mêmes plaintes. Je songe qu’il y a plus longtemps encore, quelques milliers d’années auparavant, quand l’homme, sortant des cavernes, commença, par familles et par peuplades, à parcourir la terre pour reconnaître son domaine, il y avait déjà des misères et des souffrances, qu’il y avait l’amour et la mort ; et que des voix devaient s’élever dans le silence pour implorer la pitié. Je perçois, avec cette netteté de sentiment que donne seule parfois une impression très vive, que, malgré toutes nos discussions et nos erreurs, nos philosophies et nos religions, tous, depuis le chrétien agenouillé dans nos cathédrales, depuis l’Arabe priant, les bras en croix, dans les sables du désert, jusqu’au sauvage dansant devant ses fétiches et au Chinois brûlant des bâtons d’encens sur l’autel des ancêtres, tous nous n’avons qu’un sentiment commua, c’est une Invincible espérance ! Il devait être