Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 16.djvu/641

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien que mal, dans la « sala » des étrangers, où nos bagages arrivent progressivement et en désordre, au gré des conducteurs de chars, tandis que le repas du soir se prépare lentement, à un grand feu, sur le chemin.

Pendant que nous dînons, la lune s’est levée. Je propose d’en profiter pour faire une première visite aux ruines. Armée de torches, notre troupe s’engage sous les portiques sombres, monte les escaliers noirs où des nuées de chauves-souris, troublées par la lumière, s’envolent avec des cris stridens. Il règne une odeur écœurante et fade, celle de tous ces animaux qui nichent dans les décombres, celle aussi de la moisissure des âges, de l’humidité qui suinte aux parois des murailles, de toutes ces choses mortes qui pourrissent ensemble, vieux bois, mousses ou lichens. Sous l’éclat rougeâtre des résines qui flambent, nos silhouettes se profilent, grotesques et changeantes, tandis qu’il nous vient un sentiment de terreur mystique des bas-reliefs entrevus, des figures grimaçantes tracées sur les murs et qui représentent des rois ou des danseuses, des guerriers, des bêtes, des supplices et des démons.

Voici d’abord les cours intérieures, où de petits édifices démantelés surgissent d’une végétation parasite, où des statues écroulées, des lions de granit, des monstres fabuleux dorment à demi recouverts d’un manteau de verdure. Puis ce sont d’énormes escaliers tout droits, raides comme des échelles, qui gravissent, à ciel ouvert, le massif central du monument. Nous nous y engageons, à la lueur blanche de la lune, glissant sur les marches usées, nous accrochant à des parapets chancelans, à des assises branlantes qu’un rien peut faire crouler. Les contours imprécis des corniches et des frises, les ombres noires qui s’allongent sous cette lumière nocturne, donnent des impressions d’étrangeté et d’effroi. On dirait des pygmées lancés à la conquête d’un monde interdit d’où quelque bête inconnue, quelque dieu formidable peut venir tout à coup les chasser. Et nous sommes silencieux, savourant, sans nous la communiquer, la poésie qui monte à nos cerveaux de ce chaos de pierre, de ces restes évocateurs d’un ténébreux passé.

Enfin nous atteignons le sommet. Devant nous, tout autour de nous, c’est un amoncellement incompréhensible de blocs écroulés, de toits, de colonnes, de voûtes et de dômes. Le ciel est d’un blanc laiteux. A perte de vue, étincellent des arêtes de