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l’étendue de cette infortune. Alors la sensibilité ardente du poète est traversée d’un frisson mortel, et son cri de désespoir a l’accent d’une malédiction. Puisque cette vie ne peut plus monter au ciel, qu’elle descende aux abîmes. Mais que sa chancelante misère s’arrête et se fixe, fût-ce en se raidissant dans l’altitude du prince des damnés !

Sa chute tient du vertige et rien ne saurait le retenir. Il est permis de croire que le plus doux souvenir, le plus pur de cette existence perdue, perça comme une clarté d’aurore la nuit présente et que Burns se dirigea vers sa lumière. C’est l’interprétation la plus plausible du voyage qu’il fit alors dans les Highlands de l’Ouest. Il serait allé visiter la terre natale de Mary, ses parens peut-être et sa tombe, car elle était morte au premier automne après leur séparation. Il aurait même écrit, à propos de cette visite, l’Elégie sur Stella, où il salue celle qui dort sous le gazon, sans qu’une pierre indique son nom, en face de la mer immense, et aspire, lui aussi, à un repos pareil. Hélas ! tout ce que nous savons de cette excursion de quelques jours ne nous représente qu’excès, colère et folie. Cette vie est désemparée, et sur la barque sans gouvernail le pilote qui n’a plus d’étoile vogue au hasard, ivre de mouvement, de danger, d’orage, en pleine mer.

On ne voit pas où est le port. Burns parle quelquefois de reprendre sa vie ancienne, de s’établir comme fermier. Mais il est découragé avant même d’entreprendre. « Je ne puis asseoir mon esprit. Le fermage est la seule chose dont je sache quelque chose, et le ciel là-haut sait que je n’y entends pas grand’chose ; je ne puis, je n’ose m’aventurer dans les fermes telles qu’elles sont. Si je ne me fixe pas, je partirai pour la Jamaïque. » Il a cette instabilité que donnent le mécontentement de soi et la fièvre intérieure. Il revient à Edimbourg, d’où il part aussitôt pour les Hautes-Terres. Ce voyage de trois semaines, en compagnie d’un jacobite fougueux, l’arrache enfin à lui-même et donne un aliment à son esprit. L’histoire d’Ecosse est là, sous les yeux du poète, dans ces villes de palais et de forteresses, dans ces plaines, dans ces moors, dans ces passes aux noms illustres. Il voit Linlithgow, le moor de Falkirk, Bannockburn, Stirling, Sheriffmuir et Killiecrankie. Il s’arrête au champ de bataille de Culloden, le dernier où le sang écossais ait coulé pour l’indépendance ; et, dans la campagne désolée qui l’entoure, dans ces