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certaine influence sur les destinées du roman. La peinture minutieuse du décor est un des élémens que s’est incorporé le roman réaliste et on sait l’abus qui en a été fait sur la fin du siècle dernier. Cette invasion de l’anecdote, du petit fait, du détail de mœurs, du pittoresque extérieur, c’est ce qu’on a justement appelé l’introduction du reportage dans le roman. C’est là aussi bien qu’on trouverait, sans qu’il soit nécessaire de plus s’ingénier, la véritable part qui revient à Mercier, celle qu’on ne saurait lui enlever. Le reporter doit être avant tout un homme agile ; et Mercier nous confie : « J’ai tant couru pour faire le tableau de Paris que je puis dire l’avoir fait avec mes jambes. » Il est badaud par définition, puisque son métier consiste à fournir un aliment sans cesse renouvelé à l’universelle badauderie. On ne lui demande ni un importun souci de l’art, ni une patiente recherche de style ; mais il suffit qu’il ait un certain sentiment du réel, et qu’il attrape en courant les traits curieux d’une physionomie, d’un drame, d’une scène. On n’exige pas davantage qu’il ait sur aucun sujet des idées approfondies et très liées ; mais il faut qu’il soit prêt à parler de toutes choses et qu’aucun incident ne le prenne au dépourvu. Mercier eût été de nos jours un reporter incomparable ; il l’a été, en son temps, dans la mesure des ressources que son époque lui fournissait. Tel a été son rôle, et il n’y a lieu ni de le diminuer ni de le surfaire. Mercier n’a ni prévu la Révolution, ni réformé le théâtre, ni préparé le romantisme ; et la critique littéraire, en refusant de le classer au nombre des écrivains, n’a commis envers lui aucune injustice ; mais les reporters, qui forment aujourd’hui une si importante corporation, feraient preuve d’une coupable ingratitude s’ils se choisissaient un autre patron et oubliaient de rendre à cet ancêtre le juste hommage qui lui est dû.


RENE DOUMIC.