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la continuité de son inspiration qu’un écrivain peut agir sur ceux qui viennent après lui. Ni Chateaubriand, ni Lamartine, ni Hugo ne doivent rien à Mercier, et les citations qu’on peut ingénieusement découper dans ses livres attestent tout juste que les germes du romantisme à naître étaient déjà épars dans la littérature en voie de transformation de la fin du XVIIIe siècle. Jusqu’ici, il nous est bien impossible de relever dans l’œuvre de Mercier rien qui ne se trouvât déjà ailleurs. L’esprit d’utopie, l’optimisme philosophique, l’effusion sentimentale, la conception utilitaire du théâtre, l’admiration pour les livres étrangers, il les a reçus de ses contemporains.

Mais, toutes ces élégances d’emprunt une fois écartées, peut-être parviendrons nous à trouver ce qui appartient en propre à notre auteur. Or Mercier, fils de Mercier marchand fourbisseur, ne se contenta pas d’être Parisien : il sut l’être complètement, sans réserve et sans vergogne : ce sera sa marque. Ce natif du quai de l’École a dans les moelles et dans le sang l’amour de sa cité natale. Le cas est fréquent de ces braves gens qui, pour être nés dans un hameau, y avoir passé les premiers temps de leur vie et reçu des choses l’empreinte ineffaçable, sont désormais impuissans à vivre dans un autre coin et souffrent partout ailleurs d’un incurable mal du pays. Le Parisien de race est pareil à ce villageois. Ce n’est pas pour ses splendeurs qu’il aime la ville capitale, et il n’en attend pas les mêmes jouissances qu’y viennent chercher les provinciaux et les étrangers. Il y a pour ceux-ci un Paris brillant, en façade et en représentation ; on l’admire parce qu’il est d’un dessin plus élégant, plus harmonieux que celui d’aucune autre grande ville et qu’il y flotte un air plus subtil. À ce Paris, qu’on lui dispute et où il ne se sent pas entièrement chez lui, le Parisien en préfère un autre plus familier, plus intime et où ne fréquentent que les naturels de l’endroit. Il aime ce Paris-là non pour sa beauté, mais, comme on aime, d’instinct et sans raison, parce que c’est lui. Son air, que d’autres trouvent médiocrement sain, est le seul auquel ses poumons soient adaptés, et ses bruits, qui mettent tant d’oreilles au supplice le bercent délicieusement. « Quand on ne dort pas, il est doux d’entendre de son lit la musique ambulante des rues et les voix humaines qui se répondent. L’agitation de l’âme s’apaise lorsqu’on se sent soulever dans son lit par le passage rapide des voitures qui ébranlent les maisons… » Au moins, voilà un étrange soupir de volupté, et bien des gens s’étonneront qu’on préfère de bonne foi aux harmonies apaisantes de la nature et aux concerts champêtres, le bruit des roues sur le pavé inégal ! C’est que le