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comme nous l’avons vu[1], à demi oriental dans ses origines, ayant presque oublié toute parenté romaine, demanda un beau jour des statues pour remplir de noms et de symboles les innombrables niches des portaits, ou pour terminer en vivantes idées les pinacles démesurément élevés vers le ciel ; et, par une charmante loi de vérité, à l’heure nécessaire, se retrouve le bon imagier, frère du lointain potier qui arrondissait les vases en formes d’êtres.

Peut-être l’admirable sincérité, la naïveté sublime de ces grands anonymes du XIIIe siècle, ne sont-elles qu’une forme, seulement différenciée par le milieu, de cette virginale, de cette incorruptible enfance de tout art qui recommence, de tout amour qui refleurit à l’ombre de la foi ? Je crois que toujours les grands artistes sont des « égaux sur les sommets, » des âmes complémentaires qui s’ignorent, mais qui se ressemblent, à travers l’espace et hors du temps. Il faut donc affirmer que ces inconnus sculpteurs « continuaient l’idée, » parce qu’il est nécessaire qu’elle ne périsse jamais, alors qu’ils croyaient peut-être « recommencer l’art, » après la mort de l’antiquité, c’est-à-dire après la disparition d’un art qu’ils soupçonnaient à peine, dont tous ignoraient et l’histoire et la technique. Cette affirmation paraîtra la plus voisine possible de la vérité profonde des êtres et des choses, si, par surcroît, l’on accepte comme probable une insensible et comme secrète initiation de ces instinctifs ouvriers de l’art chrétien au souvenir des formes entrevues un jour, connues à peine, devinées par je ne sais quel sens plus subtil, sur les ivoires rapportés de Byzance, ou sur ces grands reliquaires d’or et d’argent, cloisonnés d’émaux et incrustés de gemmes, où déjà les artistes de l’époque romane, dans le Sud de la France et dans les provinces d’Italie en rapport avec Ravenne et Venise, avaient cherché, d’un œil inquiet et d’une timide main, les entrelacs fleuris et les têtes symboliques des nouveaux chapiteaux. Voici le chemin, sans nul doute. Mais que l’aboutissement en est magnifique, à l’heure où dans la brume des soirs tristes et roses de l’Ile-de-France s’élèvent partout les cathédrales chantantes, pleines d’oiseaux, de prières et de symboles ! Cette heure, peut-être sans pareille, de l’art chrétien, sera courte, comme toujours et partout le sera l’effort, à jamais vain, de donner plus de pensée, — trop de

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1898.