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situation en Afrique, elle pourrait, de sa forteresse de l’Algérie-Tunisie, menacer toutes les colonies anglaises de l’ouest du continent noir. La maîtrise de la mer ne met donc plus l’Empire britannique à l’abri de toute attaque ; sa situation s’en trouve beaucoup plus précaire.

Dans les transports de l’impérialisme, les Anglais s’appliquent volontiers le vers dédié aux Romains :


Tu regere imperio populos, Romane memento,


Mais ils sont moins sages que les fondateurs de la puissance romaine. Dans leurs succès, dans la chute des empires rivaux, ils ne puisent que des motifs d’orgueil. Plus philosophe, le deuxième Scipion, songeant à sa patrie devant la destruction de Carthage répétait mélancoliquement ces vers d’Homère :


Ἔσσεται ἦμαρ ὅτ' ἄν ποτ' ὀλώλῃ Ἲλιος ἰρὴ
ϰαὶ Πρίαμος ϰαὶ λαὸς ἐυμμελίῳ Πριάμοιο.


« Un jour aussi viendra où tombera Troie la cité sainte et le peuple invincible de Priam. »

Est-ce à dire que l’Empire britannique soit voué à la ruine ? Ce serait bien s’avancer ; mais il la précipiterait assurément en s’abandonnant à l’impérialisme chauvin, qui poursuit l’impossible restauration d’une primauté disparue. En reniant ses principes, et c’est à cela que le mène l’impérialisme, il détruirait sa raison d’être ; en voulant trop resserrer ses liens, il les ferait éclater ; en se montrant agressif et violent, il provoquerait contre lui de redoutables coalitions ; en s’isolant du monde par des barrières douanières, il tarirait les sources de sa puissance économique, qui est elle-même la base de sa grandeur politique. S’il revient, au contraire, à cette politique libérale, si décriée, mais qui, en réalité, a fait l’Empire, parce qu’en donnant aux colonies l’autonomie la plus large, elle les a empêchées de viser à l’indépendance, il peut durer longtemps, et le monde devra s’en réjouir, comme sa métropole elle-même, car il continuera de représenter alors la grande force libérale et civilisatrice qu’il avait été jusqu’ici.

Pierre Leroy-Beaulieu.