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par l’épaisseur de la pierre, font cette grande chose de diviser, en les joignant, deux pays. Puis, jetant son lacet sur l’autre revers des Vosges, plus escarpé et d’un aspect nouveau qui annonce une autre terre, elle s’enfonce, dans la clarté, vers le bel Eden perdu de l’Alsace.

Bussang… Un clocher carré, où la flèche manque, cent maisons ramassées à l’entour, les autres disséminées, égarées çà et là à tous les étages du cirque : petites fermes basses qui craignent, à cause du vent, de lever la tête et s’aplatissent de leur mieux sous le large toit rouge ou gris. Les fenêtres, inégales, peu soucieuses de symétrie, donnent à la façade l’air de loucher : le nez baroque, que leur fait la saillie du four à pain, n’est pas toujours au milieu du visage. L’élégance leur manque, vraiment ; la maison alsacienne ferait la fière auprès d’elles, avec le jet hardi de son pignon aigu, qui invite la cigogne à venir s’y poser ; et le chalet suisse les regarderait avec dédain, du haut de ses balcons de bois, découpés en dentelle. Pauvres rustaudes, si gauches et si trapues, si touchantes aussi par l’effort tenace dont elles s’accrochent, au moindre abri que leur offre un pli du mont, à ce sol dur et avare, et par l’humble confiance qui les tourne toutes du côté du soleil ! Le climat est rude ; de novembre à mai, la bise souffle, la neige tombe : un bref et tardif printemps ; peu de fleurs aux jardins, et point de fruits, que d’aigres pommes ou des merises chétives. Le granit est là, tout près, sous la mince couche d’humus que partout il crève, comme l’os perce la peau du patient amaigri. Il faut peiner sur ce sol, pour en tirer un peu de nourriture, peiner pour l’ouvrir et lui donner le grain, peiner pour lui arracher la récolte, peiner encore pour la remporter sur le dos, au long de la pente ardue, où les genoux touchent presque le front ployé. Qu’y semer ? À peine un peu de seigle. Une seule culture, la pomme de terre, qui vaut presque le pain pour l’homme, et dont il se nourrissait déjà, — avant que Parmentier l’eût rapportée d’Amérique, — lui et ses bêtes. La prairie prend tout le terrain ; elle jette d’une pente à l’autre sa traîne verte, où juin, avec des fils d’or, vient piquer une broderie rustique. La forêt ne commence qu’en haut, comme une chevelure sur un front dégarni : sapins et hêtres, que l’été harmonise, que distingue, — touchant les uns, respectant les autres, — la faucille de cuivre de l’automne. Son vent, en décembre, pris de soudaine fureur, le vent de Nord-Est,