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l’une et à l’autre. » Sa lecture favorite était, avec les romans du jour, le compte rendu des séances de la cour d’assises. Et, quand la cour d’assises chômait, Mme Carlyle lisait, relisait des histoires de crimes anciens ; elle occupait ses nuits à dévorer de vieux volumes de la chronique de Newgate. Elle ne cessait point de se quereller avec ses fournisseurs, et aimait à se vanter des victoires qu’elle remportait sur eux. Ses bonnes, aussi, ont dû tenir dans sa vie une place énorme, à en juger par celle qu’elles tiennent dans ses lettres. Mais l’on peut dire que le principal effort de son intelligence consistait à briller dans la conversation. Elle en avait un désir si constant et si naturel qu’elle ne pouvait se trouver dans un wagon, dans une diligence, dans une salle d’attente, sans engager aussitôt l’entretien avec ses voisins et sans chercher à les émerveiller de ses traits d’esprit. Vingt fois, écrivant à son mari, elle se glorifie de complimens que lui ont faits des compagnons de voyage inconnus. Dans les salons, elle souffre cruellement dès qu’elle n’est pas seule à être écoutée. « Une seule personne brillante à la fois, dit-elle, c’est charmant ; mais une maison toute pleine de personnes brillantes me donne toujours l’envie de partager le goût de George Sand pour la stupidité. » Sa mauvaise humeur contre lady Ashburton ne vient, — aucun doute désormais n’est possible là-dessus, — que de ce qu’elle a trouvé chez cette dame des talens de conversation supérieurs aux siens : et lorsque, plus tard, la seconde lady Ashburton lui prodigue, ainsi qu’à son mari, les mêmes amabilités que leur avait prodiguées la première, elle avoue qu’elle est ravie, parce que celle-là s’occupe davantage de faire briller ses visiteurs que de « se montrer elle-même et d’être admirée. » Revoyant un certain Rennie, qui a été amoureux d’elle dans son enfance, elle note dans son journal : « Il m’a regardée, à un moment, comme s’il trouvait vraiment que je parlais bien. » Et, une autre fois, elle se plaint qu’un de ses visiteurs ne lui ait parlé que de lui, « tandis qu’autrefois les hommes écoutaient avec un intérêt réel ou simulé ce qu’il me plaisait de leur dire de moi. »

Volontaire, capricieuse, gâtée par les flatteries de ses parens, et davantage encore peut-être par celles de son mari, elle en était arrivée à ne plus pouvoir supporter la moindre contrainte. « Je crains que lady Ashburton n’ait un penchant à faire la loi, disait-elle ; et moi, de mon côté, j’ai un véritable génie pour ne point subir qu’on me fasse la loi. » Ou bien : « Je défie le monde entier de me citer un seul cas où j’aie fait une chose quelconque, après avoir d’abord refusé de la faire. » Elle avait besoin de dominer, toujours et partout : et