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voyait contraint, « avec remords, » à se séparer d’elle. Et quant à la détresse que lui inspirait la vue des lieux où il s’était promené avec elle, nous savons par son propre témoignage qu’il l’éprouvait toute pareille dans les lieux qui lui rappelaient ses parens, ses sœurs, tous ceux qu’il avait aimés et qui l’avaient quitté. Mais il n’en a point fallu davantage pour exciter l’imagination maladive de son exécuteur testamentaire. Aussitôt, et pour toujours, avec l’obstination passionnée d’un maniaque, Froude s’est figuré que Carlyle se repentait vraiment de sa conduite à l’égard de sa femme, que son « remords » était celui d’un criminel poursuivi par la hantise de son crime, et que la publication des papiers de sa femme avait surtout à ses yeux la portée d’une confession publique et d’une expiation. « Tout à coup, nous dit-il lui-même, s’abattit sur Carlyle, comme un éclair descendant du ciel, la terrible révélation qu’il avait sacrifié la santé et le bonheur de sa femme, et que, dans son égoïsme, il avait oublié ses obligations les plus sacrées envers elle. La faute était grave : le remords qu’il en eut lui fut une véritable agonie. »

L’hypothèse conçue, restait à trouver des argumens pour la confirmer. Faute de pouvoir les trouver auprès des amis de Carlyle, dont aucun ne se souvenait d’avoir jamais aperçu la moindre trace d’un véritable « remords » dans les propos du vieux maître, Froude eut la malencontreuse idée de s’adresser à une amie de Mme Carlyle, miss Géraldine Jewsbury, auteur d’une foule de romans aujourd’hui oubliés. Il le fit, je crois bien, avant même d’avoir lu complètement les lettres qu’il avait entre les mains : car, s’il les avait lues, il y aurait vu à chaque page l’opinion qu’avait Mme Carlyle de miss Jewsbury. Le 12 juillet 1844, Mme Carlyle, qui était en visite à Seaforth, chez ses amis les Paulet, écrivait à son mari « qu’un nouveau supplice lui était venu de la jalousie de tigre de Géraldine Jewsbury. » Puis elle ajoutait : « Vous aurez peine à croire qu’il y ait là matière à autre chose qu’à rire : mais je vous assure qu’elle a entièrement gâté mon repos depuis vingt-quatre heures, et non seulement le mien, mais celui de Mme Paulet et de toute la maison… Elle m’a reproché de vouloir la sacrifier à Mme Paulet et âmes cousines… Rien que des éclats d’impertinence et de folie du matin au soir, le tout terminé par une grande scène dans ma chambre, où j’étais allée me mettre au lit… En vérité, je ne suis pas sûre du tout qu’elle ne soit pas en train de devenir folle ; et Mme Paulet me dit qu’elle éprouve à son sujet la même inquiétude. » Quelques jours après, Mme Carlyle étant à Liverpool chez ses cousines, miss Jewsbury était venue « avec toute une troupe » pour l’emmener