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contraire. L’auteur de Kaïn est peut-être de tous les inventeurs de ce temps celui dont l’âme s’ouvre le plus largement à l’intelligence des vocations et des œuvres les plus opposées à sa propre nature. » Il est impossible de se contredire plus complètement. Certes on peut s’être trompé, et il est beau de l’avouer. Toutefois, à l’époque où il écrivait la Légende du Parnasse contemporain, M. Mendès n’était plus un débutant ; il avait atteint l’âge où on jouit de la pleine maturité de son jugement, et il avait lui-même assez de notoriété pour s’être acquis le droit de s’exprimer librement. D’autre part, Leconte de Lisle était encore vivant, et il eût été de mauvais goût de lui asséner un éloge où il eût pu voir une ironie. Il y a là quelque mystère, et nous n’arrivons pas tout à fait à nous expliquer comment la vérité de 1884 a pu devenir si complètement l’erreur de 1902.

Ainsi pour M. Mendès l’histoire de la poésie pendant tout le XIXe siècle offre tout au plus au regard des curieux, quelques querelles de famille où de passagères velléités de révolte sitôt réprimées ne troublent jamais foncièrement l’entente cordiale et l’unanime accord. Le mouvement poétique suit, en dépit de quelques déviations accidentelles, une ligne droite. Ce qui empêche M. Mendès de s’apercevoir de l’énormité de sa méprise, c’est qu’il isole soigneusement la poésie de l’ensemble de la littérature et qu’il la sépare de tous les autres genres. Au contraire il eût fallu montrer les rapports qu’elle soutient avec eux, comment tour à tour elle influe sur eux ou subit leur influence et dans quelle étroite dépendance elle ne saurait manquer d’être vis-à-vis des courans généraux qui, à travers le siècle, ont emporté les esprits dans des directions si différentes. Tout se tient dans l’histoire littéraire, morale, sociale d’un temps. Et sans doute il n’est pas nécessaire, à propos de poésie, de parler de tout et du reste ; mais l’œuvre des poètes ne saurait être détachée du milieu où elle s’est produite, et la tâche de l’historien consiste d’abord à distinguer les époques, à en montrer la succession, la continuité ou l’opposition, la ressemblance ou les contrastes. Alors seulement et les limites une fois indiquées, il lui reste à faire à chaque individu la place qui lui appartient.

Certes, à partir de 1820 ce sont les poètes qui ont d’abord donné le ton, et leur lyrisme a pénétré le roman, le théâtre, l’histoire, la philosophie même et la critique. Élan magnifique, mais vite arrêté et suivi d’un mouvement en sens opposé. Vers 1850, le romantisme a fait au théâtre l’éclatante banqueroute que l’on sait ; aux romans de la première manière de George Sand qui n’étaient que l’expression des révoltes individuelles de l’auteur, ont succédé ceux d’une manière