Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de leur école, ils s’approprièrent ses conclusions les plus aventureuses et, loin de ménager les opinions traditionnelles, ils semblèrent prendre plaisir à les effaroucher.

Avec leur goût de la critique, avec leur méfiance de tout gouvernement spirituel, avec leur répugnance pour toute autorité dogmatique, les broad churchmen étaient disposés à voir, dans le christianisme, moins une institution visible et d’origine divine, qu’un sentiment personnel par lequel chacun réglait, à son gré, ses rapports avec Dieu, concevait, à sa façon, le caractère et le rôle du Christ ; leur religion était essentiellement individualiste. Et cependant, par une conclusion au moins inattendue, ces mêmes hommes se déclaraient partisans de la religion d’Etat, de l’Etablissement anglican, de la suprématie absolue de la Couronne pour laquelle ils revendiquaient le droit de décider en dernier ressort des questions de doctrine religieuse et de gouvernement spirituel. Comment expliquer ce qui semble, de la part de ces « libéraux, » une contradiction et une inconséquence ? C’est qu’il leur paraissait qu’une telle Eglise, mieux que toute autre, les garantirait contre leurs deux bêtes noires, le sacerdotalisme et le dogmatisme. Ils savaient que l’Etat, jaloux par nature de toute autorité qui ne vient pas de lui, ne tolérerait pas volontiers, à côté de lui, l’indépendance ecclésiastique. De plus, assurés de ne jamais revoir des princes théologiens, à la façon des Césars byzantins, ou de Henri VIII et de Jacques II, ils comptaient que l’Etat moderne, soucieux avant tout de la paix des esprits et de la tranquillité extérieure, se méfiant pour cette raison des controverses dogmatiques et de l’odium theologicum qu’elles suscitent, serait disposé à réduire au minimum les exigences doctrinales, et apporterait, dans le jugement des questions d’orthodoxie, une impartialité mélangée d’insouciance et de dédain, ce que sir M. E. Grant Duff a qualifié quelque part de slightly cynical impartiality[1].

  1. Fait digne de remarque, en Angleterre, des penseurs, étrangers au fond à toute croyance religieuse, sont, pour des raisons analogues à celles des anglicans du Broad church, partisans décidés de l’Église d’État. M. Lecky, par exemple, voit, dans cette organisation composite et compréhensive de l’Église établie d’Angleterre, une facilité pour une plus grande latitude d’opinion, un affaiblissement de la foi dans la certitude et dans la nécessité du dogme, une garantie contre la tyrannie sacerdotale et la démagogie cléricale. Loin donc d’aspirer, comme les libéraux du continent, à la séparation de l’Église et de l’État, il prétend conserver ce qu’il appelle une machine aussi bienfaisante. (Democracy and Liberty, t. Ier, p. 432 et sq., t. II, p. 14.)