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pays un peu accidentés de la zone tempérée. C’était du reste le goût du temps ; les contrées tourmentées étaient réputées tristes et rudes, et, sur les vignettes des Bibles datant de cette époque, le Paradis était représenté comme un jardin à la française, soigneusement orné, taillé, ratissé. La montagne et les neiges éternelles ne furent vraiment révélées au public que par Saussure. Ses Voyages dans les Alpes, parus de 1779 à 1794 (2e édition à Genève, 1787-1796, 8 vol. in-8o), résumé de toute une vie d’amant de la nature et de savant, marquent une date capitale dans l’histoire de l’alpinisme. Le premier, Saussure montra tout ce que la science pouvait devoir à l’étude de la montagne, comme le premier il sentit et fit sentir l’austère et grandiose poésie des cimes. Il est encore utile de consulter son livre ; il sera toujours lu avec un infini plaisir de ceux qui aiment la montagne.

Grâce à ces trois hommes, grâce également aux Lettres sur la Suisse, bien qu’elles fussent surtout politiques, de W. Coxe, la Suisse, à la veille de la Révolution, commençait à être connue. Ce grand bouleversement aurait pu arrêter le mouvement dès sa naissance ; ce fut le contraire qui eut lieu. Aux voyageurs pour leur plaisir s’en ajoutèrent d’autres, les voyageurs par force, émigrés, déportés et soldats. Beaucoup des membres de l’ancienne noblesse française avaient, dès 1789, franchi la frontière. Plus tard, près de six mille prêtres, déportés en vertu des décrets de la Législative et de la Convention, vinrent les y rejoindre. Plus tard encore, la Suisse était à son tour conquise par nos armes et devenait le champ clos où se mesuraient l’Europe et la Révolution (1799). Mais, nobles émigrés, prêtres déportés ou soldats républicains, tous étaient également nourris de Rousseau, capables de comprendre et d’admirer les beaux spectacles de la nature, et, quand, après 1815, les temps furent plus calmes, beaucoup revinrent aux lieux dont, à travers les émotions et les dangers, ils avaient conservé le souvenir. Avant 1789, avons-nous dit, plus de cent relations de voyage avaient paru sur la Suisse ; avec la Restauration, on va voir le résultat de cette propagande écrite et orale. Le romantisme aidera au mouvement ; il va devenir à la mode d’aller en Suisse après Montesquieu, Gœthe, Mme Roland, Dolomieu, Chateaubriand, Mme de Staël, Shelley, Byron ; et, dès 1815, commence à se dessiner l’effort qui créera en Suisse, avant la fin du XIXe siècle, une industrie nouvelle.