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pensée, quand il écrit à Mme de Grignan : « Me revoilà enfin, ma belle petite sœur, à côté de maman mignonne, que l’on ne m’accuse point encore d’avoir voulu empoisonner ; et je vous assure que, dans le temps qui court, ce n’est pas un petit mérite. » L’affolement se propage au-delà des frontières de France. Mmes du Soissons et d’Alluye, errant en fugitives parmi les villes de Flandre, sèment partout sur leurs pas la frayeur et la répulsion. A Bruxelles, le peuple ameuté les force à sortir de l’église, les poursuit par les rues avec des hurlemens, « une danse de chats liés ensemble, » un « sabbat si épouvantable, » qu’elles s’enfuient éperdues, croyant avoir, prétend la populace, une bande de démons à leurs trousses ! A Namur, à Anvers, les bonnes gens crient à leur approche : « Nous ne voulons point de ces empoisonneuses ! » On interdit aux malheureuses l’accès de ces deux villes. Ailleurs encore, on refuse de les recevoir dans « les grandes hôtelleries ; » il leur faut, plus d’une fois, coucher dans des greniers, sur quelques bottes de paille. Un jour que Mme de Soissons est entrée dans un béguinage pour acheter des dentelles, quelqu’un la reconnaît, excite la foule par ses clameurs ; « plus d’un millier » d’hommes et de femmes assiègent les portes du couvent, menaçant de « la déchirer. » Il faut pour la sauver l’intervention du gouverneur, qui la fait sortir à grand’peine. Et, dans l’Europe entière, c’est un même soulèvement de l’opinion publique. « Dans tous les pays étrangers, s’exclame Mme de Sévigné, désormais un Français voudra dire un empoisonneur. » — « En vérité, dit-elle encore[1], cela fait horreur à toute l’Europe ; et ceux qui nous liront dans cent ans plaindront ceux qui auront été témoins de ces accusations ! »


Fort heureusement pour Luxembourg, rien de ce qu’on vient de lire ne parvenait à ses oreilles ; toutes rumeurs du monde extérieur mouraient au pied des murs de la Bastille. Au fond de son étroite cellule, il attendait les commissaires du Roi, le premier interrogatoire. Cette procédure soulevait d’ailleurs une question délicate. L’une des prérogatives des ducs et pairs de France était de ne pouvoir être jugés au criminel que par le Parlement, « toutes chambres assemblées. » Ce privilège datait de temps immémorial, et la haute noblesse du royaume y tenait

  1. Lettre du 29 janvier.