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le mérite de la décision qu’a montrée le Duc d’Aumale. Ce n’est pas de l’audace, c’est de la stratégie, et celle qu’on fait au milieu des coups de fusil est, croyez-le, la plus difficile du monde. » Je ne suis pas juge, mais je le crois volontiers, et sur parole ; j’apprécie parfaitement la différence qu’il y a entre la charge qui vous a emporté à l’Affroun, et celle que vous avez commandée à Taguin. Vous étiez un lieutenant de hussards dans l’une, et un général dans l’autre. Aussi les vieux grognards vous admirent fort, et je ne saurais vous répéter tout ce qui se dit sur votre compte dans les salons. Vous savez le facile entraînement de l’enthousiasme parisien ; il ne faut pas trop s’y fier, et pourtant il y a, dans ce premier mouvement, quelque chose de trop sérieux pour que vous n’en teniez pas très bon compte aux sentimens de vos compatriotes, qui méritent que vous les aimiez comme ils vous aiment.


Paris, 6 juin 1843.

J’ai reçu hier votre aimable et excellente lettre du 26 mai[1], mon cher Prince, et je vous en remercie de tout mon cœur. Le courrier du 2 juin vous a porté mes félicitations pour votre beau fait d’armes ; j’y pourrais ajouter aujourd’hui tout ce que j’entends dire à votre honneur depuis huit jours ; c’est un concert d’éloges unanimes, et qui retentit très doucement au cœur de vos amis. Hier je vis le maréchal Valée à Nogent : « Cette affaire le vieillit de dix ans, me dit-il ; le général Bugeaud l’a compromis, très utilement, il est vrai ; mais je n’en sais aucun gré à sa

  1. Médéah, 26 mai 1843.
    « Vous mettez tant de soin et d’exactitude à me tenir au courant de tout ce qui se passe, mon cher ami, qu’il faut que toutes mes épîtres, si courtes et si brèves, commencent par une phrase de remerciemens. Vos longues lettres m’intéressent et m’amusent beaucoup ; c’est un résumé complet de toutes les nouvelles importantes, et il faut avoir été longtemps hors de chez soi pour savoir combien un journal si bien et si régulièrement tenu peut avoir de charme… J’ai lu dans les journaux quelques fragmens de Lucrèce pendant ma dernière course. Cela m’a plu beaucoup ; j’aime la manière virile et sévère de ce jeune auteur ; je trouve dans ses vers un certain parfum cornélien qui m’a charmé. Je ne sais si c’était le plaisir que j’éprouvais à m’arracher quelques momens à des préoccupations bien graves ; mais j’ai rarement éprouvé une émotion littéraire plus vive et plus agréable.
    Vous savez que, grâce à Dieu et aux braves gens que je commandais, j’ai obtenu un succès que je n’avais jamais espéré et auquel les Arabes croient à peine, tant il leur semble grand et surprenant. Je me porte à merveille, mais j’ai eu à supporter de grandes fatigues morales et physiques, et j’aurais besoin d’un peu de repos. Adieu.
    Tout à vous, H. O. »