Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/469

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

orateur. « Il n’y avait chez lui aucune trace du talent de Pitt à exposer clairement des faits compliqués, ni à serrer une argumentation. La déclamation soutenue et enflammée de Fox était également ; au-dessus de ses moyens. Et moins encore il avait ce signe suprême de la véritable éloquence, le don d’émouvoir. Il ne savait pas faire pleurer ses auditeurs. Quand il cherchait à être profond ou solennel, il n’arrivait qu’à être lourd et affecté. Pour la richesse de la pensée ou l’éclat du langage, ses discours sont très au-dessous non seulement de ceux de Burke (qu’il a parfois essayé d’imiter), mais de ceux de deux ou trois orateurs de son temps et de son parti… Et, de même qu’il n’avait pas le tempérament de l’orateur il n’avait pas non plus les avantages extérieurs qui souvent en imposent à un auditoire nombreux. Sa voix était médiocre, ses manières raides, son visage manquait d’expression. » Tout au plus M. Bryce reconnaît-il que, n’ayant point le secret de faire pleurer ses auditeurs, il avait celui de les faire rire, qu’il avait aussi un grand sens de l’à-propos, et un don sans pareil de repartie sarcastique.

Pour ce qui est de l’art du « tacticien parlementaire, » M. Bryce consent que Disraeli y ait excellé ; mais il affirme, en revanche, que cet adroit stratégiste de la Chambre des communes « n’a jamais eu qu’une compréhension très imparfaite de l’Angleterre et du peuple anglais. » Étranger, n’ayant jamais vécu parmi ce peuple, il était avec cela trop constamment préoccupé de ses « petites combinaisons » pour avoir le loisir d’observer et de chercher à comprendre la vie nationale. « Dès sa jeunesse, il s’était formé des théories sur les relations réciproques des différentes classes de la société anglaise. Ces théories, dès ce moment, étaient loin d’être tout à fait conformes à la réalité ; et Disraeli a continué toute sa vie à y adhérer, tandis que mille changemens, survenus au cours d’un demi-siècle, avaient achevé de leur ôter ce qu’elles avaient pu d’abord contenir de vrai. » Enfin, au dire de M. Bryce, il n’a jamais connu ni compris l’Europe. « Il était à l’aise vis-à-vis des individus, anglais ou étrangers, et par-là s’explique le succès obtenu par lui dans les débats d’un congrès. Mais, dans l’Europe d’aujourd’hui, les peuples comptent plus que les volontés individuelles : et Disraeli ne s’inquiétait point de deviner les passions n les sympathies des peuples, pas plus qu’il n’était homme à se rendre compte du rôle et de l’influence des forces morales. »

Comment donc un tel personnage a-t-il pu « s’élever au premier rang » et « devenir l’un des trois ou quatre arbitres des destinées de l’Europe ? » M. Bryce, comme je l’ai dit, échoue à nous l’expliquer. Nous