Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/447

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un mépris dont l’œuvre de Shakspeare a gardé les traces. Mercutio s’indigne quelque part qu’on le qualifie de ménestrel. Leur culture d’esprit correspondait souvent à leur condition. On assure qu’il n’était pas impossible, — il y a trois siècles, — de rencontrer « des personnes douées par la nature d’une belle voix, et dont l’éducation n’avait pas été poussée plus haut que leur gosier[1]. » D’aucuns vont même jusqu’à prétendre que les chanteurs — alors — ne comptaient pas toujours parmi les artistes les plus intelligens. Ils étaient déjà de ceux qui se font le plus longtemps prier, et dans ses comédies Shakspeare s’est moqué maintes fois de leurs façons et de leurs cérémonies.

Il a médit souvent des musiciens, mais jamais de la musique elle-même. Il aurait pu se vanter, avant notre Beaumarchais, de l’avoir aimée « sans inconstance et même sans infidélité, » mais d’un amour autrement passionné, sérieux et pur. Il l’aimait pour toutes ses grâces et pour toutes ses puissances, pour toutes ses beautés et tous ses dons ; pour sa joie, et peut-être encore davantage pour sa tristesse. Plus d’un personnage de Shakspeare cherche et trouve dans la mélodie « jusqu’aux sombres plaisirs d’un cœur mélancolique. » — « Je ne suis jamais gaie, murmure Nérissa pensive, lorsque j’entends une musique douce. » Jacques, dans le Soir des Rois, s’écrie : « Encore, je t’en prie, encore ! Je puis sucer la mélancolie d’une chanson comme une belette suce un œuf. » Feste, le bouffon du Soir des Rois, a des chansons tristes à mourir, et quand le duc lui jette sa bourse et ce remerciement : « Voilà pour ta peine ! » le clown lui répond avec un sourire étrange : « Aucune peine, monsieur, je chante pour mon plaisir. » Enfin, quel dilettante, et quel dilettante amoureux, a jamais senti plus délicatement que le duc Orsino, la douceur furtive des sons qui naît d’un souffle et qu’un souffle, hélas ! peut faire évanouir ? « Si la musique est l’aliment de l’amour, jouez toujours, donnez-m’en à l’excès, que ma passion saturée en soit malade et expire ! Cette mesure encore une fois ! Elle avait une cadence mourante. Oh ! elle a effleuré mon oreille comme le suave zéphyr qui souffle sur un banc de violettes, dérobant et emportant un parfum… Assez, pas davantage ! Ce n’est plus aussi suave qu’auparavant[2]. »

Un connaisseur tel que ce prince, et tel que Shakspeare

  1. M. Elson.
  2. Le Soir des Rois.