Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/440

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le charme et les grâces coutumières, plus que la grandeur tragique et vraiment sublime (voir la scène des Tombeaux et maint éclat du duo de l’Alouette), il faut admirer dans Roméo l’abondance et la variété. C’est un chef-d’œuvre à cet égard que l’acte du balcon tout entier. Chef-d’œuvre par la diversité des formes et par leur souplesse, il l’est aussi par le naturel et la liberté du dialogue ; il l’est enfin par la vérité des moindres détails, par la juste et fine expression des nuances les plus délicates. La musique est ici non moins que la parole une merveilleuse ouvrière d’analyse et de psychologie. Le cœur de Juliette, ce cœur exquis et parfait, complexe aussi (du moins en cette scène) entre tous les cœurs de femme, ce cœur où toutes « les passions de l’amour » se mêlent comme en un jeu délicieux et changeant, a trouvé dans la musique de Gounod un miroir aussi fidèle que la poésie de Shakspeare, et peut-être encore plus profond.

Si maintenant on cherchait quel élément de la musique pure donne à Roméo comme à Faust la tendresse qui fait le caractère sentimental ou l’éthos de l’art de Gounod, on trouverait peut-être que c’est la mélodie, et dans la mélodie la cadence. On rapporte que, de toutes les notes d’un chant, les dernières touchaient le plus Shakspeare ; il leur trouvait la même beauté qu’aux paroles des mourans. « Le coucher du soleil, a-t-il dit, le finale d’une mélodie, — l’arrière-goût des douceurs en est toujours le plus doux, — restent gravés dans la mémoire[1]. » S’il avait connu certaines mélodies que son Roméo devait inspirer un jour, il les aurait aimées pour le charme de leur désinence et pour leur arrière-goût de douceur.

Entre Shakspeare et la musique, la plus récente rencontre n’a pas été la moins heureuse. Pour que leur union, trop souvent inégale, fût digne de l’un et de l’autre, on sait quel musicien-poète s’est entremis. Il a fait davantage : il s’est oublié. Avec tout son talent et tout son cœur, M. Boito a voulu n’être que l’artisan, — quand il en pouvait être l’élu, — de ces noces mystérieuses Otello, Falstaff, deux chefs-d’œuvre de la « musique shakspesrienne, » en ont été les fruits. C’est au contact du génie de Shakspeare que le génie de Verdi a jeté ses derniers feux, peut-être les plus éclatans. Dans le vieil et grand musicien d’Italie, un connaisseur, un créateur d’âmes s’est révélé, qu’on ne

  1. Richard II.