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un méchant lit, une chaise de paille. Car, — comme le dit Jean Rou, qui fit un séjour au même lieu, — le Roi, lorsqu’il traitait des hôtes en son château de la Bastille, « leur faisait bien la grâce de les loger et de les nourrir, mais il fallait qu’ils se meublassent. » Par la suite, Luxembourg obtint, comme il était d’usage, licence de se procurer à ses frais une table avec quelque vaisselle. Il osa réclamer encore, pour compléter ce luxe, une écritoire et du papier, et M. De Bézemaux transmit la supplique à Louvois ; mais celui-ci refusa net. Le maréchal se vit contraint, pour composer un mémoire à ses juges, d’écrire « sur de vieilles lettres » qu’il avait gardées dans sa poche, avec une sorte d’encre qu’il fabriqua lui-même de suie délayée dans du vin.

Son service était fait par le valet qu’il avait mené avec soi. Il advint, par malechance, que cet homme s’étant fait saigner le matin même de l’incarcération et le bandage s’étant défait, le maréchal, les premières nuits, dut faire son lit lui-même et « raccommoder » par surcroît le malheureux laquais. Pour achever le tableau, ajoutons-y ce trait, qu’ayant écarté par hasard une tenture qui pendait aux murailles de la chambre, le prisonnier vit inscrits sur la pierre les noms d’une foule de malfaiteurs, qui n’étaient sortis de ce lieu que pour marcher à l’échafaud, au gibet, à la roue. « Parmi ces noms rendus infâmes par de grands crimes, je ne pus voir sans douleur, écrit-il, celui du pauvre chevalier de Rohan, » décapité quelques années plus tôt pour trahison envers l’État[1]. On imagine ce que cette vue lui suggéra de pensées douces et de réflexions consolantes !


PIERRE DE SEGUR.

  1. Louis, prince de Rohan, connu sous le nom de chevalier de Rohan, né en 1635, condamné à mort et exécuté le 27 novembre 1674, pour avoir formé un complot avec son ami de Latréaumont, en vue de livrer la Normandie à la flotte hollandaise.