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empoisonneurs et empoisonneuses de profession, écrit judicieusement Feuquières[1], ont trouvé le moyen d’allonger leur vie en dénonçant nombre de gens considérables, qu’il faut arrêter et dont il faut instruire le procès, ce qui leur donne du temps. » Lesage, presque aussi menacé que son ancienne amie, ne tarde guère à suivre son exemple, et c’est principalement le duc de Luxembourg qu’il choisit pour objet de ses délations acharnées, en quoi, il faut le reconnaître, il fait preuve d’à-propos et de sagacité.

Le drôle s’était, dans le début, montré fort réservé sur le sujet du maréchal ; ses premières dépositions n’avaient révélé autre chose que des curiosités vaines et des pratiques inoffensives. Par exemple, il raconte que Luxembourg lui a fait demander un recueil de magie, fameux à cette époque, l’Enchiridion Leonis papæ, crime à la vérité peu grave, en le supposant démontré[2]. Un autre jour, questionné sur une lettre trouvée chez la femme Vigoureux, une lettre sans adresse et datée du 28 avril 1677, elle devait être, affirme-t-il, remise au maréchal, qui désirait avoir « certaine figure d’astrologie ; » ce talisman, se hâte-t-il d’ajouter, avait seulement pour but de lui assurer la victoire, et « le tout était fait à très bonne intention[3]. » Bref, jusqu’alors, tout se réduit à d’insignifiantes peccadilles. Un beau matin, changement à vue : le ton frise l’insolence, les propos sont gros de menaces ; Lesage laisse entendre clairement que tout ce qu’il a dit n’est rien à côté de ce qu’il va dire. Quelle est la date précise de cette évolution ? Une lacune qui se trouve ici dans les papiers de la Bastille ne permet pas de le déterminer. Il résulte pourtant d’une lettre de Louvois que ce fut vraisemblablement la deuxième quinzaine de septembre : « J’ai cru, rapporte-t-il au Roi[4], qu’il ne pouvait qu’être à propos de mander à M. De La Reynie qu’il pouvait faire expliquer Lesage, et mettre dans un mémoire à part ce qu’il dirait sur ce sujet. » Il semble, au reste, que Louvois n’ait d’abord attaché qu’une médiocre valeur à ces révélations promises : « Ce ne peuvent être, dit-il avec dédain, que des choses d’aucune conséquence. » L’heure était proche où il allait singulièrement changer de ton et de langage !

  1. Lettre du 29 janvier 1680, Lettres des Feuquières.
  2. Luxembourg, dans sa relation comme dans ses interrogatoires, a toujours affirmé que Lesage lui avait fait proposer ce livre et qu’il l’avait refusé.
  3. Interrogatoire des 22 et 27 mars 1679. — Luxembourg ne reconnut jamais que cette lettre lui fût destinée.
  4. Louvois au Roi, 24 septembre 1679. Archives de la Guerre, t. 624.