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lendemain, il avait été en butte aux outrages et aux brutalités de ses camarades. Pour mettre fin à cette situation douloureuse, le père se résolut à envoyer son fils à l’étranger, non pas en France, où il pourrait avoir à craindre encore la contagion révolutionnaire ; mais, dans cette sage ville de Genève, où la splendeur de la nature et le ciel bleu du Léman ne pouvaient qu’exercer une action sédative sur les nerfs et l’imagination du sensible adolescent.

Sigismond Krasinski arriva dans cette ville en 1829. Il avait une grande fortune et ne sentait pas le besoin de conquérir des diplômes. Il ne s’inscrivit pas sur le « Livre du recteur » où figurent les noms de Henry Reeve et d’Auguste Zamoyski.

A peine arrivé, il rencontra Reeve et se lia avec lui d’une tendre et confiante amitié. Il fut admis dans la colonie anglaise, dont il savait admirablement la langue, et, avec une précocité qui n’est pas trop faite pour surprendre chez un poète, il s’éprit d’un amour passionné pour une jeune Anglaise en villégiature à Genève, miss Henriette. Il fut payé de retour ; des boucles de cheveux, des bagues, des sermens, furent échangés. Krasinski, catholique fervent, savait bien que son père ne lui permettrait jamais d’épouser une hérétique. Mais, en attendant, suivant le mot de saint Augustin, il « aimait à aimer, »

Reeve, de son côté, filait le parfait amour avec une jeune Genevoise, qui devait être aussi étrangère au reste de sa vie que miss Henriette Willan l’a été plus tard à celle de Krasinski, En ce qui les concernait personnellement, tous deux croyaient à l’éternité de leur amour et de leur amitié. On ne doute de rien à vingt ans. La vie devait donner quelques démentis à ces illusions. Nous verrons, dans cette correspondance même, Krasinski trahir l’adoration qu’il a vouée à Henriette Willan pour des amours beaucoup moins idéales, et Reeve oublier bien vite son caprice de Genève.

À cette aube de leur vie intellectuelle, tous deux se croient poètes, Sigismond l’est à coup sûr ; mais Reeve, qui lui envoie tant de rimes et qui recueille de son ami tant de sages conseils et de témoignages d’admiration, passera sa vie en pleine prose. Ce n’est pas en vers blancs ni en strophes spencériennes qu’il écrira les leading articles du Times ou les massifs essays de la Revue d’Edimbourg.

Et cette amitié si ingénue, si ardente, si tendre, si passionnée,