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argument. On ne parle, depuis quelques jours, que de la lettre du général de Pellieux : justifie-t-elle tout le bruit qu’on en a fait ? Nous allons le voir. Il faut dire d’abord un mot du gros effet de mélodrame dont M. Jaurès en a entouré la production, comme s’il avait bien senti qu’elle ne suffisait pas, à elle seule, à produire l’impression profonde dont il avait besoin sur la Chambre d’abord, sur l’opinion ensuite.

Cette lettre du général de Pellieux porte la date du 31 août 1898. On était alors au lendemain de la découverte du faux Henry ; M. Brisson était président du Conseil et M. Cavaignac, ministre de la Guerre. Lecture a été donnée du document par M. Jaurès. Aussitôt M. Brisson s’est levé à son banc, et d’une voix tremblante, il a déclaré que lui, chef du gouvernement, n’en avait pas eu connaissance, M. Cavaignac ne le lui ayant pas communiqué. De là à accuser M. Cavaignac de forfaiture il n’y avait qu’un pas, et M. Brisson l’a aussitôt franchi. En l’espace de cinq minutes, et sans autre forme de procès, il a jugé à lui tout seul, condamné et exécuté M. Cavaignac. Ce n’était pas assez : il a évoqué sur sa tombe, où Rude a couché son image en bronze, l’ombre de Godefroy Cavaignac l’ancien ; il l’a fait se dresser dans un beau mouvement d’indignation et jeter à son neveu un virulent anathème : « Vous n’êtes plus de notre lignée ! vous n’êtes plus dans la République ! » Ce qui a nui à l’effet de la prosopopée, c’est’que la Chambre a cru comprendre que M. Brisson n’avait éprouvé aucune surprise en entendant M. Jaurès lire la lettre du général de Pellieux. La scène sentait l’apprêt. M. Brisson ne parlait pas tout à fait comme un homme qui improvise. Enfin, si le texte de sa lettre n’était pas connu du public, l’émotion causée au général de Pellieux par la découverte du faux Henry s’était déjà fait jour dans la presse aussitôt après l’événement. Ici encore, il n’y avait rien de nouveau. M. Cavaignac, pris un peu au dépourvu, n’a pas pu fixer tout de suite des souvenirs qui remontaient à cinq ans : il s’est contenté de dire qu’il prenait sous sa responsabilité tout ce qui s’est passé à cette époque, sans pouvoir d’ailleurs affirmer si la lettre du général de Pellieux était arrivée au ministère de la Guerre avant ou après sa propre démission. Celle-ci a eu lieu le 4 septembre, quatre jours après la lettre du général, et on conviendra que M. Cavaignac a eu à penser à beaucoup d’autres choses pendant ces quatre jours. Sur le moment, il n’a pas pu en dire plus ; mais, le lendemain, les souvenirs du général Zurlinden lui ayant permis de préciser les siens, il s’est trouvé en mesure d’affirmer qu’aussi longtemps qu’il était resté au ministère de la Guerre, il n’avait pas eu entre les mains la lettre de M. De Pellieux.