Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/951

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

produite dans les sentimens de « Nathanaël, » lui exprime l’espoir que son « heure » ne va point tarder à venir. « Noble, pur, cher ami ! lui dit-il. Oui, plus cher vraiment que des milliers d’hommes qui s’appellent chrétiens ; plus cher même que maints hommes qui partagent entièrement toutes mes croyances : bien que cette grâce des grâces ne t’ait pas été encore accordée, de reconnaître en Jésus-Christ le seul sauveur des hommes, en même temps que le seul homme véritable, et de trouver chez lui, en toute certitude, ce caractère de divinité que tu cherches en vain dans la nature, toi qui sens mieux que personne la beauté de celle-ci. Et ce n’est pas pour essayer de te convaincre, — de ta conversion Dieu se chargera lui-même ! — mais seulement en témoignage de mon respect, de mon amour, de ma reconnaissance pour toi, en témoignage de mes espérances et de mes pressentimens, que je te dédie ce petit livre chrétien. » Mais Goethe, ayant lu cette dédicace, se borne à griffonner sur un bout de papier : « Tu arrives au mauvais moment, avec ton bavardage ! Je ne suis pas un Nathanaël, et aux Nathanaël de ma race, je compte bien apprendre moi-même une leçon qui les détournera de la tienne ! Donc, arrière de moi, sophiste, ou gare les coups ! » Il refuse obstinément de répondre aux lettres de Lavater ; durant son séjour à Zurich, en 1797, il refuse de recevoir son ancien ami. Enfin, il le raille et l’insulte publiquement, dans ses célèbres Xénies de l’Almanach des Muses. Et le pauvre Lavater, bien certain désormais que le cœur de son « héros » était perdu pour lui sans retour, n’en continuait pas moins à affirmer que, tôt ou tard, ce cœur s’ouvrirait à la grâce du Christ.


Il se trompait d’ailleurs doublement, ce qui prouve encore qu’il n’avait guère le don de se connaître en hommes. Car tout porte à croire que le cœur de Gœthe ne s’est jamais ouvert à la grâce du Christ ; et nous savons en revanche que, après la mort de Lavater, le poète a senti se ranimer en lui sa fervente et respectueuse sympathie d’autrefois pour celui qui, durant des années, lui était apparu « le plus grand, le meilleur et le plus sage des hommes. » De tous les portraits qu’il nous offre dans ses Souvenirs de ma Vie, aucun n’est pénétré d’une émotion aussi sincère, ni aussi profonde, que celui de l’auteur de Ponce-Pilate et de Nathanaël.


T. De WYZEWA.