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qualité littéraire qu’un trait de tempérament, humour un peu gros, un peu lourd, s’il est en revanche franc et communicatif. Cette qualité prédestinait l’émigrant danois à devenir américain. Elle lui permet d’exercer sur un auditoire quel qu’il soit, tour à tour ému ou égayé par sa parole vibrante et familière, une influence que je subis tout d’abord lorsque je le rencontrai à Boston, il y a de cela une dizaine d’années.

C’était chez Mrs Lincoln, cette femme de bien qui s’est consacrée, avec son mari, à résoudre le problème du tenement house, des logemens d’ouvriers. On ne connaît toute l’horreur du garni qu’après avoir visité les slums des pays anglo-saxons, dont nos faubourgs les plus misérables donnent une bien faible idée. Ce soir-là, nous entendîmes à leur sujet des révélations horribles. Le grand attrait de la réunion était une conférence par M. Jacob Riis. Il parla de l’influence d’un pareil milieu sur l’enfant pauvre, nous remuant jusqu’aux entrailles par la peinture frémissante de choses vues, vécues même. Etait-il éloquent ? Je ne sais ; mais rien ne me parut manquer à la vigoureuse dénonciation de crimes qu’il attribuait pour la plupart à l’incurie des honnêtes gens, ni l’accent de vérité, ni une pitié robuste sans mièvrerie. Je demandai quel était cet homme ? On me répondit qu’il était reporter de la police pour un des grands journaux de New-York et, pénétrée de préjugés français qui avaient eu l’occasion de croître en Amérique, je trouvai cette situation assez incompatible avec le respect qu’il inspirait. Son accent peu agréable me parut être allemand ; il employait volontiers l’argot, et sa tête massive enfoncée dans les épaules, son visage large coupé d’une moustache roussâtre, ne lui donnaient certes pas ce que le vulgaire appelle l’air distingué ; mais le front était intelligent, les yeux très perspicaces derrière les verres du pince-nez qu’il ne quitte jamais ; toute sa personne exprimait un mélange de bonhomie et d’autorité. J’en fus frappée. Cependant les occasions de voir et d’entendre des choses nouvelles se multipliaient pour moi au cours de ce voyage, et je ne pensai pas longtemps à lui.

Depuis lors le nom de Jacob Riis m’apparut plus d’une fois au bas de pages très vivantes, très persuasives, consacrées à combattre le vice et la misère ; mais mon ancienne curiosité ne se réveilla complètement qu’en rencontrant dans The Outlook[1]

  1. The Outlook, New-York, mars 1901. The Making of un American, a paru depuis illustré ; 2 vol. Macmillan.