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abolit toute notion de justice et la liberté individuelle elle-même. Du moment où tout ce qui arrive « était écrit, » et par conséquent est juste, pourquoi s’instruire ; pourquoi se réformer et résister à ses passions ; pourquoi s’inquiéter de l’avenir et ne pas vivre d’une vie purement bestiale ?

« Tous ceux qui ont été en Orient ou en Afrique, dit Renan, sont frappés de ce qu’a de fatalement borné l’esprit d’un vrai croyant ; de cette espèce de cercle de fer qui entoure sa têle, la rend absolument fermée à la science et incapable de s’ouvrir à toute idée nouvelle, à partir de son initiation religieuse. Vers l’âge de dix ou douze ans, l’enfant musulman, jusque-là éveillé, devient tout à coup fanatique, plein de fierté de posséder ce qu’il croit la vérité, heureux, comme d’un privilège, de ce qui fait son infériorité. Ce fol orgueil est le vice radical du musulman ; l’apparente simplicité de son culte lui inspire un mépris peu justifié pour les autres religions. Persuadé que Dieu donne la fortune et le pouvoir à qui bon lui semble, sans tenir compte ni de l’instruction, ni du mérite personnel, le musulman a le plus profond mépris pour l’instruction, la science et tout ce qui constitue l’esprit européen[1]. »

  1. La lettre ci-dessous, adressée par le cadi de Mossoul à M. Layard, consul anglais, qui lui demandait des renseignemens statistiques, historiques et autres sur cette localité, peut être citée comme un exemple parfait de l’état d’esprit d’un musulman d’intelligence au-dessus de la moyenne. Elle est particulièrement intéressante, parce qu’après avoir cherché à détourner son correspondant de recherches suivant lui inutiles, le cadi l’engage à se convertir à l’islamisme. On sait, en effet, qu’il suffit de prononcer la formule : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète » pour être considéré comme musulman par les sectateurs de l’Islam :
    « O mon illustre ami, ô joie des vivans ! ce que tu me demandes est à la fois inutile et nuisible. Bien que tous mes jours se soient écoulés dans ce pays, je n’ai jamais songé à en compter les maisons ni à m’informer du nombre de leurs habitans. Et quant à ce que celui-ci met de marchandises sur ses mulets, celui-là au fond de sa barque, en vérité c’est là une chose qui ne me regarde nullement. Pour l’histoire antérieure de cette cité, Dieu seul la sait et seul il pourrait dire de combien d’erreurs ses habitans se sont abreuvés avant la conquête de l’islamisme. Il serait dangereux à nous de vouloir les connaître.
    « O mon ami, ô ma brebis, ne cherche pas à connaître ce qui ne te concerne pas. Tu es venu parmi nous et nous t’avons donné le salut de bienvenue : va-t’en en paix ! A la vérité, toutes les paroles que tu m’as dites ne m’ont fait aucun mal : car celui qui parle est un, et celui qui écoute est un autre.
    « Selon la coutume des hommes de ta nation, tu as parcouru beaucoup de contrées jusqu’à ce que tu n’aies plus trouvé le bonheur nulle part. Nous (Dieu soit béni ! ) nous sommes nés ici et nous ne désirons point en partir.
    » Écoute, ô mon fils, il n’y a pas de sagesse égale à celle de croire en Dieu. Il a créé le monde ; devons-nous tenter de l’égaler en cherchant à pénétrer les mystères de sa création ? Vois cette étoile qui tourne là-haut autour de cette étoile ; regarde cette autre étoile qui traîne une queue et qui met tant d’années à venir et tant d’années à s’éloigner : laisse-les, mon fils ; celui dont les mains les formèrent saura bien les conduire et les diriger.
    « Mais tu me diras peut-être : « O homme, retire-toi, car je suis plus savant que toi, et j’ai vu des choses que tu ignores ! » Si tu penses que ces choses t’ont rendu meilleur que je ne suis, sois doublement le bienvenu ; mais moi, je bénis Dieu de ne pas chercher ce dont je n’ai pas besoin. Tu es instruit dans les choses qui ne m’intéressent pas, et ce que tu as vu, je le dédaigne. Une science plus vaste te créera-t-elle un second estomac, et tes yeux qui vont furetant partout te feront-ils trouver le paradis ?
    « O mon ami, si tu veux être heureux, écrie-toi : « Dieu seul est Dieu ! » Ne fais point de mal, et alors tu ne craindras ni les hommes ni la mort, car ton heure viendra. »