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nomade ; l’un, fantassin tenace, simple d’allures, ayant à la fois l’instinct du commerce et l’amour du coin de terre qu’à force de labeurs il s’est créé en le disputant aux montagnes arides ; l’autre, grand cavalier, buveur d’air, aimant les riches parures, gentilhomme et lazzarone, dédaigneux du « mercanti, » pasteur, ne cultivant que ce qu’il lui faut pour vivre ; l’un créateur, l’autre destructeur ; l’un démocrate, l’autre soumis aux chefs de grandes tentes. Le Kabyle est en réalité aussi différent de l’Arabe que de l’Européen, et, s’il arrive à maintenir ses positions vis-à-vis du second, il s’étend peu à peu au détriment du premier[1].

Cet antagonisme remonte loin ; le célèbre historien et commentateur des coutumes indigènes, Ibn-Khaldoun, raconte qu’ayant vu une charrue le Prophète s’écria : « Ces choses n’entrent point dans une maison sans que l’avilissement entre dans les âmes de ceux qui l’habitent[2]. » D’ailleurs, cette concession faite au livre sacré, il constate immédiatement que « l’état des peuples agriculteurs est supérieur à celui des nomades, » et dans le chapitre intitulé : « Tout pays conquis par les Arabes est bientôt ruiné, » il s’exprime ainsi : « Sous leur domination, la ruine envahit tout. Les Arabes négligent tous les soins du gouvernement ; ils ne cherchent pas à empêcher les crimes ; ils ne veillent pas à la sécurité publique ; leur unique souci, c’est de tirer de l’argent de leurs sujets, soit par la violence, soit par des avanies… Ils n’ont jamais fondé de villes durables. » Enfin, il constate que, nomades, ils ne savent ni choisir leurs matériaux, ni bâtir, et ne s’inquiètent ni de l’air, ni de l’eau, ni de la situation topographique iles lieux qu’ils veulent habiter. Dans le chapitre qui traite « de la chute des empires, » il remarque que les États arabes ont pour condition essentielle de durée le nomadisme, et, plus loin, il ajoute cette réflexion remarquable sous la plume d’un homme de son siècle : « Toute communauté est stationnaire ; l’individu seul va de l’avant, poussé par l’ambition et le

  1. Parmi les Kabyles on comprend les M’zabites, d’origine et de langue identiques, réfugiés au fond du désert, comme les Kabyles dans les montagnes, pour échapper à la conquête ; bien qu’ayant un type spécial qu’on ne peut oublier quand on l’a vu une fois, le M’zabite a les mêmes goûts et les mêmes mœurs que le Kabyle ; toutefois il est moins belliqueux. L’Arabe, qui le considère comme une race de schismatiques, a pour lui un grand mépris.
  2. L’auteur, après avoir fait cette constatation que la charrue produit la richesse et la richesse l’impôt, ajoute : « Les impôts dégradent les peuples, » contradiction avec la règle coranique qui fait du paiement de l’impôt un devoir religieux.