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audience, avait demandé au Roi de s’en aller à Lille, dont il est gouverneur particulier, outre qu’il a le gouvernement général de Flandre. Il a fort pressé le Roi là-dessus, comptant qu’en l’état où est l’armée ennemie, sa présence y pourroit être utile au service du Roi, qui a fort loué son zèle et a consenti à son départ[1]. »

Que le gouverneur d’une place menacée d’un siège aille s’y enfermer, la chose paraîtrait de nos jours toute simple ; mais il n’en allait pas ainsi autrefois où ces gouvernemens de provinces, et surtout de places, étaient des charges surtout honorifiques qui assuraient un traitement plutôt qu’elles n’imposaient des obligations. Même lorsque leurs provinces étaient menacées, les gouverneurs ne se croyaient pas toujours obligés d’accourir à leur défense. « Les gouverneurs de ces provinces pourroient imiter l’exemple de M. le maréchal de Boufflers, » écrivait Berwick à Chamillart[2], lorsque l’Artois et la Picardie étaient menacés par des partis ennemis. Aussi Boufflers fut-il « fort loué de tout le monde, » et la manière simple et noble dont il accomplit sa résolution ajouta encore à l’admiration générale : « C’étoit, dit Saint-Simon, un homme fort court, mais pétri d’honneur, de valeur, de probité, de reconnoissance et d’attachement pour le Roi, d’amour pour la patrie[3]. » Cet homme fort court ne laissa pas que de se conduire avec une certaine grandeur. Il profita de la reconnaissance que lui témoignait le Roi pour lui demander la permission d’emmener avec lui deux officiers tombés en disgrâce, l’un, Surville, pour s’être obstiné dans un différend où le Roi lui avait donné tort ; l’autre, La Frezelière, pour avoir insolemment envoyé sa démission, à propos d’une question de préséance. Après avoir, sur le bureau même de Chamillart, écrit à ces deux officiers dont il jugeait que les services pouvaient lui être utiles, il monta dans sa chaise de poste et avant que personne eût été informé de son départ, sans s’attarder à passer par Paris pour embrasser sa femme et ses enfans qu’il aimait fort, il partait pour Lille où il arrivait le 28 juillet, n’ayant avec lui qu’un valet de chambre et un laquais. « La joie de la ville a paru très grande de me voir arriver ici, dans la conjoncture présente, écrivait-il au Roi, non seulement par l’amitié

  1. Dangeau, t. XII, p. 190.
  2. Dépôt de la Guerre, 2 081. Berwick à Chamillart, 29 juillet 1708.
  3. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XVI, p. 283.