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échangent ne dépassent pas le niveau où peut se tenir la discussion entre honnêtes gens.

Désormais l’œuvre va devenir flottante et de signification incertaine. En effet l’horizon des Jacquelin s’obscurcit : ils sont sans nouvelles de leur fils, le colonial, et ce silence, en se prolongeant, rend plus probable une mauvaise nouvelle. Elle éclate au dernier acte. Le jeune homme est mort, la mère est comme folle de douleur : la maison du bonheur se change en celle du deuil et des regrets ; on s’en éloigne ; ceux qui lui portaient envie la prennent maintenant en pitié. Que devient pourtant à travers ces fâcheux événemens l’aspirant à la main de Germaine ? Il aspire de moins en moins, à mesure que semble cesser l’espèce d’enchantement de la maison. Après quoi, et lorsqu’il est bien établi que les Jacquelin ont été frappés à leur tour, ainsi que le veut la loi commune, Maurice épouse Germaine. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Apparemment c’est que le mot de la sagesse antique est toujours vrai : « Ne vous hâtez pas de proclamer qu’un homme est heureux ; mais attendez la fin. » Puisque d’ailleurs les Jacquelin, au moment qu’ils perdent leur fils, en retrouvent un autre, c’est donc qu’il y a dans la nature une loi de compensation. Les motifs qui poussent Maurice vers Germaine ne se ramènent plus au désir égoïste de détourner à son profit un peu de la chance de ces professionnels du bonheur ; c’est donc qu’il y a quelque chose de vulgaire et de grossier dans l’attrait qu’exerce sur nous le bonheur : l’infortune seule nous permet de lier connaissance avec ce qu’il y a de meilleur dans le cœur d’autrui : c’est à travers la brume des larmes que nous voyons se dessiner l’image idéale de l’humanité... Voilà du moins une interprétation qu’on pourrait donner de la pièce de M. Ambroise Janvier : je la propose sans assurance ; et je sais bien qu’une idée n’a de valeur au théâtre qu’autant qu’elle nous est présentée en plein relief et dans un jour aveuglant.

Un autre défaut du sujet est qu’il ne contient aucun élément d’action. Les personnages y sont réduits à une entière passivité. Ils subissent la destinée, et que pourraient-ils faire pour en contrarier le cours ? Un homme attend une lettre, elle arrive et le tue ; c’est en ces quelques mots que Vigny résumait tout son drame de Chatterton. De même ici on ne fait qu’attendre une mauvaise nouvelle, qui d’ailleurs est tout de suite prévue par le spectateur et ne lui causera aucune surprise. Mais on a maintes fois redit que tout l’intérêt naît au théâtre de la lutte des personnages contre un obstacle de quelque nature qu’il soit. Aussi dans les Appeleurs, l’intérêt languit, la marche est