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plein de promesses ; c’est, de plus, un document sincère, et il nous permet de comprendre pourquoi les romans de Grazia Deledda sont toujours moins le récit d’un drame individuel que l’histoire d’une famille. Dès son enfance, la famille lui est apparue comme l’unité humaine par excellence. Par suite de son expérience habituelle, d’accord avec les traditions de son peuple, elle ne conçoit l’homme qu’uni aux autres par le lien familial ; et ce n’est pas l’homme en tant qu’individu qu’elle dépeindra, — ni même, à vrai dire, l’homme en tant qu’être social, — mais l’homme en tant que membre d’une famille. L’individu est trop seul, la société est trop loin. Arraché à la famille par la solitude, quelle qu’en soit la cause, l’homme est un être incomplet et malade. Répandu dans la société, pour quelque fin que ce soit, l’homme est un égaré. L’isolement et la société sont également dangereux, — et quand je dis société, je dis la société dans tous les sens du mot, au sens politique comme au sens mondain ; car la société légale même n’est salutaire et valable qu’autant qu’elle consacre la famille et lui sert de sanction. Cette double idée est familière aux races primitives, aux tribus orientales surtout, auxquelles les Sardes se rattachent par tant de traits, et on la retrouverait sans peine dans la Bible. Telle est la croyance morale, tout instinctive, qui a dominé Grazia Deledda dans sa conception du roman, et qui, pour le dire en passant, ne laisse pas que de la distinguer fortement des auteurs russes, dont quelques critiques ont voulu la rapprocher.

Or, quel est le drame familial par essence, celui qui fonde la famille et qui la dissout, celui qui en est et la condition et la négation, le commencement et la fin ? C’est l’amour. Légitime ou non, favorisé des parens ou combattu par eux, l’amour trouble la famille et la disloque. Sans doute son action ne se réduit pas à cela ; mais c’est en cela qu’elle est formidable, surtout si l’on songe à ce cercle fermé qu’est la famille sarde, à la hiérarchie patriarcale qui continue d’y régner. Si l’on s’explique aisément l’importance que les romanciers de toute nation, de toute école, de tout esprit, attachent à l’amour, — la passion universelle qui met tous les sentimens en lumière et tous les intérêts en jeu, — combien n’en devait pas être plus frappé encore, et plus ému, un auteur, une femme, qui fait de la famille son centre d’observation, pour ainsi dire, et de jugement ! Car pour elle alors, pour elle femme ; pour elle Méridionale, pour elle Sarde, l’amour n’est