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Christ se prête malaisément ; et quoi qu’on fît pour le naturaliser dans un État utopique formé de l’ensemble de l’Allemagne et d’un gros morceau de l’Autriche, on y réussissait assez mal : même avec l’Allemand Luther comme prophète, le Christ ne se résigne point à paraître exclusivement allemand. Aussi la nouvelle prédication, soucieuse de caresser une fibre nationale, prêcha Luther plutôt que le Christ : le prophète cacha le dieu, Luther éclipsa son maître. « Je demande, expliquait-il un jour, qu’on veuille bien se taire sur mon nom ; qu’on ne s’appelle point luthériens, mais chrétiens. Je ne suis ni ne veux être le maître de personne ; Christ est notre seul maître. » Se rappelaient-ils ces paroles, ceux qui se laissaient entraîner à proposer aux fidèles l’imitation de Luther, le saint du germanisme, l’homme foncièrement allemand (Kerndeutsch), plutôt que celle de Jésus-Christ ?

Mais un péril plus grave guettait les pasteurs d’Allemagne. Des voix s’élevaient, qui proclamaient, à l’unisson des leurs, que le pangermanisme devait avoir son dieu, mais qui demandaient pourquoi ce dieu serait Jésus. Le journal de M. Schœnerer et une revue pédagogique, qui s’intitulait La Libre École allemande, ébruitaient cette objection. « L’on s’était passé de la Judée, comme de Rome, pour construire le dôme de la Germanie ; » dès lors, pourquoi témoigner plus d’égards au judaïsme qu’au romanisme, et pourquoi imposer à la Germanie redevenue consciente d’elle-même une religion judéo-chrétienne ? On voulait, en définitive, une culture vraiment nationale ; on créait même un mot nouveau : völkisch — que l’on dérivait de volk, peuple — pour traduire ce désir. On voulait être völkisch, et völkisch en tout, en chronologie, en histoire, en morale, en pédagogie, en religion, en liturgie. Or cette chronologie, qu’adoptaient les journaux pangermanistes, répudiait l’ère chrétienne, et prenait pour point de départ la bataille de Noreia, fort disputée, cent treize ans avant le Christ, entre Teutons et Romains : les radicaux allemands vivent en l’an 2015 lorsque les nôtres vivent en l’an 110 de la République ; ceux-là se vieillissent, ceux-ci se rajeunissent ; ce contraste ne prête-t-il pas à réflexion ? L’histoire völkisch enseignait, textuellement, que le jour où saint Boniface avait abattu les chênes sacrés était un jour de deuil pour la Germanie ; la morale völkisch professait que l’antique wotanisme, qui commandait de rendre les soufflets reçus, était supérieur au « judéo-christianisme, » qui démoralisait l’homme en lui conseillant