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Le choix du délégué qui serait investi d’attributions aussi peu définies ne laissait pas que d’être embarrassant. Parmi les membres du Gouvernement, les uns étaient tout à fait incapables de diplomatie, les autres eussent inévitablement cherché à prendre un ascendant incompatible avec l’influence et la responsabilité que M. Jules Favre entendait conserver. La situation et le caractère de M. Thiers ne permettaient pas de lui offrir un rôle secondaire, et quant aux diplomates de profession qui avaient survécu à la révolution de Septembre, ils étaient à peu près inconnus au ministre. Il est vrai que celui-ci, avec une sagesse rare dans l’histoire de nos vicissitudes, les maintenait à leur poste, confiant dans leur loyal concours ; mais il manquait d’élémens d’appréciation sur leurs aptitudes particulières.

Comme il estimait cependant qu’un homme de la carrière, sans attache personnelle avec le régime déchu, serait seul en mesure de remplir ces fonctions exceptionnelles qui exigeaient autant d’autorité et d’expérience que d’esprit de discipline, il en vint à considérer que les deux principaux fonctionnaires du ministère, M. Desprez, directeur des Affaires politiques, et le comte de Chaudordy, directeur du Cabinet, étaient, avec des qualités très différentes, indiqués pour la mission de Tours. En travaillant avec eux depuis son accession au pouvoir, il avait discerné leurs mérites éminens et leur dévouement à la patrie : il se félicitait de les avoir retenus auprès de lui.

M. Desprez, chargé depuis quatre ans de la Direction politique, dont il avait été pendant dix ans sous-directeur, avait acquis par l’infatigable travail de toute sa vie une connaissance approfondie des questions européennes. Esprit remarquablement fin et ingénieux, conciliant et incapable d’une imprudence, il savait discerner le fort et le faible des affaires les plus complexes aussi bien qu’en suivre les nuances et les détours. Habile écrivain, il était passé maître dans l’art essentiel en diplomatie de dissimuler sous la trame d’un style serré les ondoiemens de la dialectique et les réserves de la pensée. Accoutumé à conduire un grand service et à converser avec les représentans étrangers, il était regardé, à bon droit, comme le conseiller le plus éclairé et le plus sage qu’un ministre pût rencontrer. Il est vrai que les travaux du Quai d’Orsay convenaient mieux à son tempérament méditatif et un peu timide que la vie active du dehors, et il était permis de se demander si la nature même de ses facultés