Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/214

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pourrai-je supporter nos hivers ? ou bien ne commencerai-je à vivre au milieu de vous que pour y mourir ? Je chasse cette pensée, car j’aime la vie ; mais elle me revient et me serre le cœur. »

Néanmoins, même sous l’influence de ce doute si pathétiquement exprimé, elle se souvenait qu’elle était encore ambassadrice, tenue toujours d’observer autour d’elle et de rendre compte.

« J’ai été si saisie les premiers jours de l’arrivée de la nouvelle que mon esprit ne valait plus rien pour ce qui se passait autour de moi. Cependant, il se passe toujours ici des événemens et de tous les genres. Le roi donne des signes non équivoques de folie ; son chancelier lord Brougham est un peu fou aussi ; les ministres perdent du terrain tous les jours ; dans le pays, toute élection qui se présente tourne en faveur du candidat tory ; dans la Chambre basse, ils n’emportent les mesures qu’ils proposent qu’au moyen du soutien de Peel ; sur la politique extérieure, ce n’est plus autre chose que des rires de la part de leurs propres gens.

« ... M. de Talleyrand ne cesse de me dire :

« — Les vieux gouvernemens ! Ce sont les seuls où il y a repos et bonheur pour les individus. Les constitutions sont des bêtises, les nations n’en veulent pas parce qu’elles ont l’instinct de la conservation.

« Vous ne sauriez croire tout ce que l’on rencontre de bonnes et saines doctrines, dans ce disciple de toutes les formes de gouvernement, dans ce roué politique, dans cette personnification de tous les vices. C’est une curieuse créature ; il y a beaucoup à apprendre de son expérience et à recueillir de son esprit ; à quatre-vingts ans, cet esprit est tout frais. »

C’était la première fois qu’elle se montrait équitable envers lui et son langage différait quelque peu de celui qu’elle tenait peu de semaines avant le rappel de son mari, en se réjouissant de ce que M. de Talleyrand « était à Londres dans une position singulière. » — « Il a découvert tout à son arrivée qu’on ne ferait point d’affaires avec lui, qu’elles se traiteraient à Paris entre M. de Broglie et l’ambassadeur d’Angleterre ; que lord Palmerston serait charmant pour lui, mais ne lui dirait jamais un mot ; qu’on lui écrirait des lettres aimables des Tuileries, mais que son cabinet lui laisserait tout ignorer. Voilà pour sa vieille habileté