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tête-à-tête. Il ne m’a entretenue d’autre chose que des affaires de France, déplorant le passé, inquiet sur l’avenir, mais résolu à ne le provoquer par aucune faute, c’est-à-dire à n’offrir à la France aucun prétexte de soupçon ou d’inquiétude. Il a qualifié d’abord la proposition de M. de Metternich d’établir une conférence à Berlin. Il dit :

« — C’est renouveler Pilnitz, dont sont sortis tous les maux qui ont si longtemps accablé l’Europe ; il nous faut le fond, mais gardons-nous de la forme. Les représentans des grands Cabinets n’ont qu’à se communiquer avec confiance et intimité tout ce qui peut les éclairer réciproquement sur la situation des choses. Il faut de l’inquiétude (ce furent ses termes), de la vigilance ; mais il ne faut pas effaroucher la France en lui laissant croire qu’il existe un tribunal qui la juge.

« Il me parla de Polignac avec une indifférence qui me révolta, car il me dit en riant et en faisant le geste :

« — Il aura la tête coupée.

« Voilà l’homme. Je lui trouvai fort mauvaise mine, maigri, tiré ; le fait est que ses affaires vont mal en Angleterre, que les élections ont été détestables pour le gouvernement… »

Sur ces entrefaites, le prince de Talleyrand arrive à Londres en qualité d’ambassadeur du roi des Français. Mme de Liéven ne professe pour lui qu’antipathie et mépris ; elle soupçonne qu’il a pour mission de nouer entre son gouvernement et le Cabinet anglais une étroite intimité et un parfait accord sur les diverses questions qui divisent l’Europe. Tout aussitôt, ses défiances s’éveillent ; elles se traduisent dans ses lettres par des dires d’une rare malveillance, que Talleyrand a, certainement, toujours ignorés. S’il les eût connus, il n’aurait pas prodigué à leur auteur dans ses Mémoires les louanges qu’on y peut lire.

Le 23 septembre, elle écrit :

« Le duc de Wellington est tout bonnement épris des charmes de M. de Talleyrand. Vous ne sauriez croire avec quelle bonne foi il affirme que c’est un très honnête homme et que tout ce qu’on a jamais dit de contraire est pure calomnie. La probité de M. de Talleyrand me rappelle l’esprit de M. de Polignac. Le duc de Wellington n’est pas heureux en portraits. »

Le 2 octobre, c’est pire encore :

« J’ai dîné chez le roi avant-hier. On ne saurait être plus aimable et empressé qu’il ne l’est avec moi. Il m’a dit les choses