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et pour s’étourdir sur les longueurs de l’absence ; le relâchement dans la discipline, qui suit naturellement le grand effort, l’effort surhumain que demande une telle guerre : quoi de plus et que sait-on ? un sergent prussien et un garde champêtre français qui ne s’entendent pas ; deux ivrognes qui se disputent au cabaret et qui se gourment ; quelques gamins qui font une mauvaise farce ; et c’est assez peut-être pour que le travail de pacification et de réparation soit perdu, et pour que l’humiliant débat, sinon le sanglant combat, recommence. La vie de M. Thiers en ces jours misérables est une affreuse vie, plus dure que n’importe quelle autre, et triplement vécue, c’est-à-dire triplement soufferte : troublée de Nancy, troublée de Berlin, troublée de Paris même ; et bien digne d’être prise, par ceux qui en sont les témoins, en admiration et en pitié. Un peu précieusement, mais cordialement, M. de Manteuffel se fait leur interprète :


Je prie Votre Excellence d’exprimer mes complimens respectueux à M. le Président de la République, et de lui dire qu’il m’a fait penser à Achille. Comme celui-ci. Son Excellence a son talon où il est vulnérable ; son jugement, si fort, s’égare quand il s’agit des soins pour sa santé. L’Assemblée se repose. M. Thiers continue à résider à Versailles et à travailler. Le fer s’use, et la tête la mieux organisée a besoin de repos, d’après un travail aussi éminent que celui de M. Thiers. Rappelez, je vous prie, à M. le Président de la République ce que Son Excellence m’a promis là-dessus, lorsque j’ai eu l’honneur de me congédier d’elle à Versailles.


Et ce n’est pas seulement Manteuffel, ce n’est pas seulement « le plus ami de nos ennemis, » c’en est « le plus ennemi, » c’est Bismarck, c’est le Chancelier de fer en personne, auquel ce cri échappe : « Parfois même, j’ai pitié de lui, car sa situation est pitoyable. » Parfois, oui ! Mais : « Sois dur. Landgrave ! » point de pitié en politique ! M. Thiers ? Certainement, « un homme intelligent et aimable, malin et spirituel ; mais trop sentimental pour le métier (de diplomate) et qui se laisse facilement impressionner. » Quand on fait avec lui de la diplomatie, dans l’intervalle des négociations, il est donc permis de le plaindre, puisqu’en effet sa situation est pitoyable ; mais, dans les négociations elles-mêmes, il faut donc « l’impressionner ; » et donc, de temps en temps, un coup de tonnerre dans le ciel qui se rassérène ; par exemple, « l’inqualifiable dépêche, » — c’est M. de Saint-Vallier qui qualifie ainsi ce document, — du 7 décembre 1871, où l’on nous reproche de ne pouvoir « dominer