Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/16

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Mais, en revanche, de la part de Manteuffel, qui assurerait qu’il n’y eût aucun jeu ni aucun calcul ? Il reconnaît « le fort » de M. Thiers ; et comment, le voyant se diriger avec une aisance souveraine parmi d’extrêmes difficultés, ne l’aurait-il pas reconnu ? Mais il le reconnaît presque trop, jusqu’à faire croire qu’il en connaît aussi le faible, puisque aussi bien il n’est pas d’homme tout à fait exempt des communes faiblesses, et, comme on l’a pu dire d’un autre qui se vantait d’avoir bien plus que M. Thiers et bien autrement réalisé le type de « l’Homme fort, » il y a toujours un défaut à la triple cuirasse du Prince. Seulement, dans la position où ils sont placés l’un vis-à-vis de l’autre, on aperçoit mieux ce que M. Thiers doit gagner à « charmer «  M. de Manteuffel, que ce que peut gagner M. de Manteuffel à flatter M. Thiers ; et l’on aperçoit même, ou l’on devine, à certains indices, ce que Manteuffel pourrait y perdre : le soupçon est prompt, il n’épargne personne, et cette mauvaise langue d’Harry d’Arnim lui donnera corps un peu plus tard, quand il n’appellera plus le général que : « la vieille Française ! »

Si, d’ailleurs, il faut convenir que M. de Manteuffel, pour les malveillans, y aura certainement prêté, ce n’est pas à nous à le lui reprocher. Nous ne saurions lui avoir que de la gratitude, d’avoir tant tenu et tenu malgré tout à passer, suivant le mot de M. de Saint-Vallier, qui remet au point celui du comte d’Arnim, pour « le plus ami de nos ennemis, » Qu’il écrive ou qu’il parle, il ne manque jamais d’affirmer « qu’il est plus Français par le cœur que par la grammaire ; » et, dès le 28 juillet 1871, « trop Français, » ajoute-t-il, au goût de Bismarck et de son entourage. Il ne s’en défend d’abord que mollement, ou plutôt il s’en explique sans s’en défendre, dans une lettre à M. Thiers :


Votre Excellence est trop bonne. Qu’ai-je donc fait ? Rien que mon devoir. Quelle était la situation ? Mon roi m’a donné le commandement de son armée en France. Moi, j’ai dans ma jeunesse étudié l’histoire de la France ; j’ai de même beaucoup lu M. Thiers ; je connais le caractère français. Donc, après avoir fait la connaissance de Votre Excellence et de plusieurs membres de son ministère, j’ai gagné la conviction que ce caractère est représenté dans le gouvernement actuel de la France, et je me suis rendu vis-à-vis de mon gouvernement garant de la loyauté française...


Je m’empresserai de mettre sous les yeux de Sa Majesté copie de la lettre de Votre Excellence, laquelle, vu les sentimens que Votre Excellence y exprime, touchera l’Empereur profondément.


Et M. de Manteuffel termine, comme d’habitude :