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de la personne humaine ; le Sultan, défenseur et incarnation de l’orthodoxie, violait donc les préceptes du Coran ! Entouré d’Européens, il affectait des allures exotiques ; il fit venir des danseuses andalouses et prit goût à leurs ébats ; des femmes chrétiennes furent admises dans son palais. Insatiable dans sa curiosité, il a commandé dernièrement un petit chemin de fer, un ballon captif, des appareils de télégraphie sans fil ; tout récemment, malgré la menace immédiate de l’insurrection, il commandait encore des bijoux pour 1 500 000 francs. Il semble prendre à tâche de choquer les habitudes séculaires, les préjugés les plus enracinés de ses sujets ; ils peuvent apercevoir chaque jour le fils de Mouley-el-Hassan jouant au lawn-tennis avec des Anglais et des Anglaises, ou « couvrant, » dans son parc, des kilomètres en automobile. Pendant la campagne contre les Zemmour, ne s’est-il pas montré à ses soldats frémissans de rage costumé en officier anglais, avec un pantalon de tirailleur, une veste rouge à boutons d’or et un casque !

Ce scandaleux mépris, publiquement affiché, des préceptes de la loi coranique et de coutumes qui sont presque des rites, n’aurait peut-être pas suffi pour porter une grave atteinte à la vénération religieuse des fidèles pour le Maître. Les bons musulmans, qui voyaient Mouley-abd-es-Selam, le dernier chérif d’Ouazzan, absorber avec entrain force verres d’absinthe, n’affirmaient-ils pas que si grande était sa sainteté qu’au seul contact de ses lèvres la liqueur défendue se changeait en lait ! Mais le jeune Sultan commit des imprudences plus graves, qui touchaient aux fondemens mêmes de la société marocaine. Animé d’un louable désir d’apporter plus de justice dans la répartition des impôts et dans l’administration de ses sujets, il crut pouvoir, d’un coup, par quelques décrets, réaliser ses réformes et implanter la civilisation européenne ; dans son zèle novateur, il a brûlé l’étape de treize siècles qui sépare l’Islam de la chrétienté. Il voulut d’abord établir plus équitablement l’assiette de l’impôt et mettre fin aux exactions des caïds ; mais les difficultés qu’entraîne en tout pays la modification d’un système de contributions existant étaient accrues, ici, du fait que c’est le Coran lui-même, seule loi écrite des pays musulmans, qui prescrit l’achour (un dixième de la récolte des grains) et la zekkat (2 pour 100 de la valeur des bestiaux). Les mesures nouvelles, mal comprises de la masse, suspectes aux dévots, avaient encore le grave inconvénient