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d’incidens dont la succession compose toute la trame de l’histoire marocaine, qui se sont produits hier et qui se renouvelleront demain. La crise actuelle, cependant, a pris un caractère particulièrement grave par suite de plusieurs circonstances : d’abord, le mécontentement général causé, même parmi les tribus les plus fidèles, par les imprudences et les allures européennes du Sultan ; ensuite, l’apparition de l’usurpateur près de Taza, dans un pays qui touche au territoire des grandes tribus berbères, toujours insoumises, foyer de guerre et de rébellion d’où sont déjà sorties bien des révolutions et des dynasties nouvelles ; enfin les ambitions européennes qui guettent les événemens du Maroc et pourraient être tentées de les mettre à profit.

Au Maghreb, sur une terre d’Islam fermée à toutes les influences et à tous les bruits du dehors, et où tout changement apparaît comme un mal, dans une société pour qui la loi de la vie n’est pas l’évolution, mais la stabilité, toute tentative de réforme, toute initiative qui ne s’impose pas par la force, est un danger et provoque des rébellions. Mouley-abd-el-Aziz l’apprend aujourd’hui à ses dépens. Jeune, impatient de vivre et de s’agiter, avide de voir et de jouir, le Sultan, privé de l’expérience du grand vizir Bâ-Hamed, écartant les vieux serviteurs de son père, a donné sa confiance à des parvenus marocains, comme El-Menebhi, son ministre de la Guerre, et à des aventuriers étrangers, comme l’Ecossais Mac-Lean, dont il a fait un caïd. Curieux de connaître des Européens, il ne sut pas les choisir et fut la dupe de charlatans ; sous prétexte de l’initier à la civilisation étrangère, ils ne lui en apprirent que les côtés pittoresques ou amusans ; au lieu d’être des conseillers prudens, ils furent d’abord des fournisseurs, plus préoccupés de commandes avantageuses que de réformes pratiques. Les musulmans apprirent avec stupeur que Sidna[1] s’entourait de roumis et se plaisait à leurs divertissemens ; on le vit avec une indignation et un étonnement croissans faire de la photographie, poser lui-même devant l’objectif, se servir du téléphone, du cinématographe, monter en automobile ; des cartes postales anglaises, avec le portrait du Sultan, se vendaient dernièrement à Tanger et circulaient au Maroc ; or, Mahomet, destructeur des idoles de la Kaaba, a interdit la représentation

  1. On dit Sidna, notre maître, en parlant du Sultan ; Sidi, mon maître, s’emploie pour les autres grands personnages.